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MARCHANDISES : POURQUOI TRAVERSER LES OCÉANS COÛTE-T-IL SI PEU ? JEAN-PHILLIPE CHATEIL




Le transport maritime représente 90% du transport mondial de marchandises. C’est aussi une des clés de voûte de la mondialisation et de la mise en concurrence des territoires. Quelles réalités se cachent derrière ce «bas coût » du transport rarement explicité dans tous ses aspects?

LE DÉCLIN DE LA MARINE MARCHANDE FRANÇAISE.

Quatrième dans les années 1960, la flotte de commerce française occupe aujourd’hui le 29erang mondial. Elle ne cesse de diminuer alors que le trafic mondial explose. Les armateurs français avancent que la dégradation de la flotte tient au coût du travail trop élevé du marin français et à sa protection sociale spécifique. Ils n’ont eu de cesse de dégrader le pavillon français par le «pavillon bis», «pavillon Kerguelen» et, depuis 2005, la création du pavillon RIF (second registre international français). La Fédération internationale des travailleurs du transport (ITF) l’assimile à un pavillon de complaisance du fait de l’absence de garanties sociales de haut niveau et même de certitude de rémunération. Il a ouvert la brèche au moins-disant social en mettant les marins français en concurrence avec les équipages des pays européens et ceux des pays tiers.

En France, plus de 1400 navires sont gérés par des compagnies françaises avec leurs 199 navires de plus de 500 UMS (UMS: unité internationale de tonnage), sous pavillon RIF, les autres arborent les pavillons des pays où la législation sociale et celle de la sécurité sont moins contraignantes et sans contrôle suffisant des pavillons de complaisance.

Le nombre de marins décline, malgré tous les démentis: de 16242 marins en 2000 à 13311 en 2011 sur navires de commerce. Le RIF n’a pas arrêté la perte d’emplois de marins français. Les armateurs français sont aucune contrepartie en termes d’emploi et de formation et continuent à liquider l’emploi de marins français, remplacés par des marins des pays du tiers-monde.

La compagnie française, CMA- CGM, 3earmateur mondial de porte-conteneurs, n’a que 20 navires sur 90 en fonds propre et n’emploie que 200 marins français; tous les autres navires sont sous pavillon de complaisance avec des conditions sociales et salariales proches de l’esclavage dans cer- tains cas. Malgré les contrôles effectués par ITF, certains armateurs français ne respectent pas les accords signés.

LES PAVILLONS DE COMPLAISANCE: PREMIÈRE EXPÉRIENCE DE DÉRÉGULATION DU TRAVAIL

Les pavillons de complaisance règnent sur mers et océans! Cela n’est pas sans conséquences sociales et environnementales. La complaisance créée par les Américains dans les années trente, s’étend après la Seconde Guerre mondiale, aux pavillons panaméens, libériens, îles Marshall… et tous les pays européens ont désormais des pavillons «second registre d’immatriculation» qui sont sou vent parmi les pires du monde en matière de droits sociaux (Norvegian international shipping, Danemark international shipping).

Le plus souvent les équipages sont très mal formés et travaillent dans des conditions sociales et salariales scandaleuses: droit de grève et sécurité sociale inexistants, pas de retraite, très peu de congés. D’où des erreurs humaines comme l’échouage du porte-conteneurs libérien RENA en Nouvelle Zélande en 2012.

Avec l’embauche de marins venus des pays les plus pauvres, à des salaires très bas, protection sociale inexistante, conditions de travail au rabais, c’est en mer qu’ont été expérimen- tées les premières délocalisations! La mise en place du RIF n’est pas un frein au dumping social et pousse à la généralisation du «low-cost» dans le maritime:

Il n’y a plus d’obligation d’avoir des marins français à bord ni d’avoir un capitaine et son remplaçant, officiers français; finie la règle de l’embauche de marins français à hauteur de 35% de l’effectif de sécurité (et non de l’effectif réel embarqué), l’équipage est désormais composé de marins communautaires.

L’EUROPE PRIVILÉGIE LA LIBÉRALISATION

La France doit mettre fin au RIF et développer son 1er registre d’immatriculation, seul pavillon français pour garantir des conditions sociales et de travail. Avec le transfert d’une grande partie des navires européens sous pavillon de complaisance et la montée en puissance de la Chine maritime, l’Europe a privilégié la libéralisation totale du transport maritime sur les mers intra-européennes, perdant en partie ses moyens de transport maritime intercontinentaux. Les compagnies européennes engrangent ainsi un maximum de profits au mépris de la sécurité et du social.

Un syndicaliste marin et internationaliste ne peut accepter cette dégradation des conditions de travail et des conditions sociales pour les équipages du transport maritime mondial. La nouvelle convention du travail maritime (MLC2006) ratifiée par la France et en vigueur depuis l’été 2013, apportera certes des améliorations pour les équipages étrangers (salaires minimums de plus de 500$ et des garanties sociales minimales), mais les normes internationales en matière sociale sont moins exigeantes que nos normes nationales.

LE GIGANTISME AUX DÉPENS DE LA SÉCURITÉ ET DE L’ENVIRONNEMENT

Malgré les normes de sécurité internationales, la course au gigantisme des porte-conteneurs interroge. On en est arrivé à des navires de 18000 conteneurs qui posent un vrai pro-blème de sécurité maritime et portuaire! Le contrôle des contenus est malaisé: quid des matières dangereuses (jouets, appareils ménagers, vidéo, produits chimiques explosifs, inflammables)? Des accidents de mer dramatiques font l’actualité, tel que le «MSC Flaminia»: incendie et explosion inexpliqués en 2012 au large de la Bretagne. Les poids de chargement ne sont pas connus et respectés comme le spectaculaire accident du «MOL Comfort» cassé en deux et avec un incendie sans personne à bord dans l’océan indien en juin 2013.

L’INDÉPENDANCE ÉNERGÉTIQUE DE LA FRANCE MISE À MAL

L’indépendance énergétique de la France est mise en cause à travers le transport de produits énergétiques (pétrole brut, produits raffinés, gaz). En effet, en dépit de l’intervention des sénateurs communistes, pour élargir les termes de la loi de 1992 sur l’approvisionnement minimal stratégique de la France sous pavillon français, le gouvernement n’a pas voulu légiférer sur le maintien d’une flotte stratégique de pétroliers, chimiquiers, gaziers. C’est un risque très important pour l’indépendance de la France en cas de crise.

Très peu de pétroliers appartiennent à une société française. À court terme, c’est la perspective du dépavillonnage des navires encore français vers la complaisance, la liquidation des emplois d’officiers et de personnels d’exécution très qualifiés, avec risque de perte irrémédiable des certificats internationaux. La politique maritime ultra-libérale de l’Europe, et une concurrence exacerbée à l’échelle mondiale, conduisent à l’inefficacité des réglementations: c’est la dérive vers le low-cost. Des plans de licenciements se multiplient (maersk tankers, Gazocean, BW…)
Désagrégation sociale, perte des métiers et des savoir-faire, le risque est grand de voir toute l’économie de la mer «externalisée» et de fragiliser un peu plus la place de la France dans le monde, en dépit de ses atouts.

DES CATASTROPHES PÉTROLIÈRES PASSÉES ET À VENIR…

Les grandes sociétés (EXXON, TOTAL, SHELL) n’ont plus de flottes pétrolières et s’exonèrent en cas de catastrophes. L’Amocco-Cadiz, l’Exxon Valdès, l’Erika et récemment le naufrage de I’Union Neptune, sont les plus noirs symboles des effets de cette dérégulation rampante, par les terribles tragédies environnementales et sociales qu’elles ont suscitées. Autre exemple d’ «adaptation»: l’Allemagne, pour se prémunir de ce risque d’ «image» a l’une des plus grandes flottes de navires (3549), mais moins de 10% sont sous pavillon allemand…

FILIÈRE DE DÉMANTÈLEMENT ET DÉPOLLUTION DES NAVIRES

Concernant le démantèlement des navires en fin de vie, on ne peut plus continuer à tirer profit de la navigation de navires qui finissent leur carrière dans des chantiers de déconstruction en Chine, Inde, Pakistan, où les conditions de travail sont catastrophiques pour la santé des travailleurs et leur sécurité.

Il faut exiger la mise en place d’une filière française et Européenne de démantèlement et de dépollution des navires, pour mettre fin à leur envoi en déconstruction dans ces chantiers de pays pauvres! La France vient de ratifier la convention de Hong Kong sur le recyclage sûr et écologique des navires, mais ne l’a toujours pas signée…

PIRATERIE: LA PROTECTION DES MARINS ÉGALEMENT PRIVATISÉE!

La piraterie a imprégné l’imaginaire historique des conquêtes et batailles navales sur les mers du monde; elle s’est concentrée durant les 40 dernières années dans le sud-est de l’Asie (sud de la mer de Chine, Détroit de Malacca, mer de Java, Détroit de la Sonde, Indonésie), dans certaines zones d’Amérique du sud et d’Afrique occidentale, dans le golfe d’Aden au large de la Somalie, avec le développement d’une nouvelle forme: le rançonnage des équipages.

La Marine nationale n’a plus les moyens de remplir ses missions. Le recours au secteur privé avec gardes privés armés, lui est substitué: véritable scandale lié à la carence de l’État dans l’exercice de ses missions régaliennes.
La France, 2e domaine maritime incluant l’Outre mer, avec 11035000km2, ne serait plus capable d’assurer la sécurité de son propre territoire, sans le recours au secteur privé?

UNE AUTRE POLITIQUE S’IMPOSE

La politique maritime ultralibérale, à l’échelle européenne et mondiale, dévoie les réglementations et laisse dériver le transport maritime vers le low-cost et le moins-disant social. Éradiquer les pavillons de complaisance sans tergiverser avec les armateurs et sortir d’une sous-tarification du transport maritime, générateur d’instabilité sociale et économique, sont de grandes priorités. La sécurité des équipages en dépend pour réorienter l’activité maritime.

De plus, les armateurs français reçoivent des aides directes, exonérations de cotisations sociales, et des faveurs fiscales liées à la taxe au tonnage (en lieu et place de l’impôt sur les sociétés); l’Europe s’en mêle pour rejeter tout contrôle des aides quant aux contreparties en termes d’emploi de marins européens: encore un cadeau de la Commission européenne, sous la pression de l’association des armateurs européens (ECSA).

Faire émerger une nouvelle politique maritime est urgent, qui aborderait l’économie maritime dans sa globalité, en améliorant en premier lieu les droits sociaux des marins.

En ce sens l’exemple remarquable et récent de la SNCM, qui, par une lutte forte, très majoritaire, à l’initiative des syndicats CGT de marins et des Officiers, a permis d’obtenir du Gouvernement Français des décisions de rupture pour garantir le pavillon français, moderniser la flotte des navires et lutter contre le dumping social de la compagnie maritime Corsica-ferries, sur les liaisons maritimes de cabotage entre le continent et la Corse.

JEAN-PHILIPPE CHATEIL est secrétaire général adjoint de la fédération CGT des Officiers de la marine marchande.

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