Agnès Pannier-Runacher est liée à une société créée par son père, en 2016, pour le compte de ses enfants mineurs. Baptisée Arjunem, l’entreprise familiale partage des intérêts financiers avec Perenco, numéro 2 du pétrole en France, et détient plus de 1 million d’euros dans des paradis fiscaux. Malgré le risque de conflit d’intérêts, la ministre de la transition énergétique n’a jamais rendu publique son existence.
C’est un immeuble résidentiel comme tant d’autres dans le 16e arrondissement de Paris. Une façade de baies vitrées avec balcons en fer forgé, loge de gardien et ascenseur de service. C’est ici, au 56 avenue Georges Mandel, qu’est enregistré depuis le 13 juillet 2016 le siège d’une discrète société liée à la ministre de la transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher. Son nom : Arjunem.
Un acronyme derrière lequel se cache une donation familiale que cette macroniste de la première heure n’a jamais rendue publique. Elle a pourtant eu par deux fois l’occasion d’en informer la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), lors de sa nomination au ministère de l’économie en 2018, puis à celui de l’industrie en 2020. Or, ses déclarations d’intérêts et de patrimoine ne font aucune mention de cette affaire d’héritage.
D’après l’enquête de Disclose et Investigate Europe (IE), le montage d’Arjunem, qui prend sa source dans des paradis fiscaux, renferme un possible conflit d’intérêts entre la ministre de la transition énergétique et le groupe Perenco. Une firme opaque, deuxième producteur français de brut après TotalEnergies, dont Jean-Michel Runacher, associé d’Arjunem et père de la ministre, était jusqu’à récemment l’un des dirigeants historiques. Un héritage difficile à porter pour une responsable publique dont l’objectif affiché est de « sortir la France des énergies fossiles ».
Sur le papier, Agnès Pannier-Runacher n’est pas tenue de dévoiler l’existence d’Arjunem. La loi sur la transparence de la vie publique, votée dans la foulée du scandale Cahuzac, l’oblige seulement à déclarer ses participations directes dans des sociétés, ainsi que celles de son conjoint. Les biens des enfants mineurs, eux, n’ont pas à être communiqués. Une aubaine. Car, selon les statuts constitutifs de la société, ce sont ses trois enfants – âgés de 13 ans, 10 ans et 5 ans en 2016 – et un de leurs cousins qui ont pris place à la table des actionnaires aux côtés de leur grand-père, Jean-Michel Runacher. L’objectif de l’opération pour l’homme fort de Perenco : faire une donation de plus d’un million d’euros à ses petits-enfants, en évitant qu’ils n’aient à payer des droits de succession à son décès. Au même moment, Jean-Michel Runacher va créer une autre société civile, Antos, dotée d’un capital de près de 600 000 euros réservés à deux neveux, majeurs, de la ministre.
L’histoire de la société civile Arjunem débute à la fin du mois de juin 2016. C’est à cette période qu’Agnès Pannier-Runacher, alors administratrice de grands groupes privés et sur le point de rejoindre la campagne d’Emmanuel Macron, va signer les documents autorisant ses enfants mineurs à devenir actionnaires de l’entreprise pour la somme symbolique de 10 euros chacun. Jean-Michel Runacher apporte le reste du capital : 1,2 million d’euros sous forme d’investissements spéculatifs.
D’après notre enquête, l’ensemble de ce patrimoine provient de fonds spéculatifs dissimulés dans des paradis fiscaux et dans lesquels Perenco détenait ses propres investissements à l’époque. Sollicitée pour savoir si c’est toujours le cas, la compagnie a refusé de le confirmer ou de l’infirmer.
Le premier fonds, baptisé « Blue Omega Cell », est domicilié à Guernesey, un paradis fiscal qui figurait sur la liste noire de l’Union européenne jusqu’en 2019. Le second, « MW Global Opportunities », est immatriculé en Irlande et investit depuis Hong Kong. Pour le troisième Disclose et IE ont pu établir qu’il est géré par « Millennium Management », un gestionnaire basé à Londres et New York et dont la holding actionnaire se trouve dans le paradis fiscal de l’Etat américain du Delaware.
I
nterrogée sur la nature des trois fonds spéculatifs qui alimentent la société familiale, la ministre de la transition énergétique assure « ne pas avoir connaissance de leur politique d’investissement » gérée, dit-elle, « de manière indépendante par des investisseurs professionnels. » Concernant leur présence dans des paradis fiscaux, elle n’a pas souhaité faire de commentaire, renvoyant vers son père « pour plus de détails ». Sollicité, ce dernier n’a pas donné suite. Les gestionnaires qui administrent ces fonds ont pour habitude de créer des sociétés offshores dans des pays à la fiscalité avantageuse tels que les Bahamas et les îles Caïmans. Quant à leurs investissements, ils incluent bien souvent des entreprises d’hydrocarbures.
Par ailleurs, le capital investi dans Arjunem a été déposé dans une banque privée au Luxembourg, CBP Quilvest. Un établissement qui a déjà compté comme clients la famille Perrodo, propriétaire de Perenco et 15e fortune de France.
A l’époque où Jean-Michel Runacher créer Arjunem, sa fortune est si étroitement liée à celle du groupe pétrolier que les fonds investis dans l’entreprise familiale proviennent des mêmes placements que ceux de la compagnie pétrolière. Un mélange des genres qui apparaît dans une série de courriels joints aux documents d’enregistrement de la société et dans lesquels les cadres de Perenco et Jean-Michel Runacher échangent avec les représentants de Millenium, Marshall Wace et Sciens Group. Au cœur des discussions : la valeur des fonds dans lesquels Perenco a investi.
Le 5 juillet 2016, l’un des gestionnaires de fortune des Perrodo adresse un courriel à la firme Millennium pour obtenir, écrit-il, « une estimation des retours sur investissement de notre portefeuille ». Jean-Michel Runacher est en copie du message. Lorsqu’il reçoit la réponse de Millennium, il la transfère aussitôt à son notaire parisien. Pour que ce dernier puisse « finaliser » l’enregistrement d’Arjunem, il répète la démarche pour Blue Omega et MW Global Opportunities.
Au cours de la correspondance, une autre entité du groupe pétrolier fait son apparition : Finvest. Basée aux Bahamas et à Guernesey, cette société de gestion de portefeuille des Perrodo a longtemps été dirigée par Jean-Michel Runacher lui-même.
Il faut dire que ce cadre historique du groupe, aujourd’hui âgé de 77 ans, fut un personnage clé du développement de la compagnie pétrolière. Associé à son fondateur, Hubert Perrodo, dès les années 1980, Jean-Michel Runacher sera nommé tour à tour directeur général, directeur financier et administrateur du groupe jusqu’en 2020. Désormais, selon un porte-parole de Perenco, Jean-Michel Runacher conseillerait l’entreprise « de temps en temps ». Rien de plus.
Pourtant, selon notre enquête, il serait toujours dirigeant d’au moins deux sociétés financières de la multinationale : Global Financial Investment SA, et la BNF Capital, à Londres, où il réside.
En dépit des liens financiers unissant la société Arjunem à des fonds opaques associés à Perenco, la numéro 2 du ministère de l’écologie estime qu’elle ne se trouve pas en situation de conflit d’intérêts : « Il ne s’agit pas de mon patrimoine, mais de celui de mes enfants qui, eux-mêmes, n’ont aucun pouvoir de gestion de la société à ce jour », assure-t-elle, révélant par la même occasion qu’ils sont aujourd’hui propriétaires à 100 % d’Arjunem. Concernant les liens familiaux avec le groupe pétrolier, Agnès Pannier-Runacher considère qu’elle n’a pas « vocation, ni par ailleurs aucune obligation légale à être associée aux activités professionnelles » de son père et affirme n’avoir jamais eu à traiter de « dossiers en lien avec Perenco ». Selon elle, il n’existerait « aucune ambiguïté » sur le fait qu’elle n’a pas à mentionner la société de ses enfants.
L’association Anticor n’est pas de cet avis. « Cela ne fait aucun doute que la ministre est dans une situation de conflit d’intérêts », estime Béatrice Guillemont, directrice générale de l’organisation et docteure en droit de la probité. « Elle aurait dû déclarer la société préventivement dans la catégorie observations dès sa nomination en 2018 », ajoute-t-elle. Ce que confirme la HATVP, jointe par Disclose et IE. « L’absence d’obligation déclarative ne dispense pas le responsable public de veiller à prévenir et faire cesser les situations de conflits d’intérêts qui naîtraient d’autres intérêts indirects détenus, tels que l’activité des enfants ou d’autres membres de la famille », déclare l’institution, précisant qu’elle « porte une attention particulière aux infractions à la probité et peut le cas échéant transmettre un dossier à la justice en application de l’article 40 du code de procédure pénale. »
Par le passé, Agnès Pannier-Runacher a déjà dû se déporter de plusieurs entreprises afin d’éviter le conflit d’intérêts. Ce fut notamment le cas de la société Bourbon, le leader des services maritimes aux plateformes offshores, dont elle fut administratrice et présidente du comité d’audit. Une entreprise dont l’un des clients n’est autre que la pétrolière Perenco.
Leila Miñano, Maxence Peigné, Manuel Rico (Investigate Europe), Mathias Destal, Geoffrey Livolsi (Disclose)
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