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Florian Gulli : « Un récit commun pour unir les classes populaires »



L’Humanité a publié le 7 octobre un entretien capital entre Pierre Chaillan, journaliste, et le philosophe Florian Gulli, professeur de philosophie et militant communiste à Besançon, qui avait participé à un débat très controversé à la Fête de L’Huma sur le thème « Quelles lectures du racisme », où il défendait, avec notre camarade Roger Martin, une vision universaliste et politique s’inscrivant en faux contre des dérives communautaristes ravalant la lutte de classes au rayon des vieilles lunes.

Rouge Cerise a estimé que cet entretien méritait amplement de se retrouver dans les colonnes du site de la section Oswald Calvetti, qui participe de toutes ses forces au combat pour que le Parti communiste poursuive son retour aux sources fondamentales.


Rouge Cerise
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Après des travaux de mise en lumière des textes et des grands concepts de Marx et Engels, le professeur de philosophie Florian Gulli publie Antiracisme, 150 ans de combats (éditions de l’Humanité), une sélection de grands textes antiracistes, allant de la tradition marxiste au mouvement pour les droits civiques et pour l’égalité aux États-Unis. Il publie également un essai intitulé l’Antiracisme trahi (PUF), où il n’hésite pas à critiquer certaines évolutions délaissant la dimension de classe au profit d’une « lutte raciale ».

 

Quel est l’objectif de votre publication d’une anthologie de grands textes antiracistes aux éditions de l’Humanité ?

Il s’agit de montrer ce que la tradition intellectuelle issue de Marx peut nous apprendre sur la question du racisme. L’anthologie rappelle le soutien de Marx et de l’Association internationale des travailleurs à la lutte contre l’esclavage aux États-Unis, l’appel de Lénine aux « peuples opprimés », les analyses à chaud du nazisme. Elle évoque aussi le combat contre l’apartheid. Nelson Mandela, lors de son procès, saluera d’ailleurs « l’extraordinaire soutien » des communistes sud-africains. Ce recueil de textes évoque aussi les Black Panthers, qui estimaient que le marxisme traduisait l’expérience historique des Noirs américains, mais aussi Angela Davis, alors membre du Parti communiste des États-Unis, pour qui le Manifeste de Marx et Engels fut un véritable coup de foudre. Il rappelle l’engagement de proches de Martin Luther King en faveur du « programme du mouvement ouvrier », seul à même, à leurs yeux, de réduire « l’hostilité raciale ». Il ne s’agit pas d’idéaliser une tradition. Je reconnais volontiers ses manquements et ses ambiguïtés à tel ou tel moment. Mais cela ne doit pas servir de prétexte pour rejeter quantité de textes brillants, d’engagements héroïques et de victoires.

Vous publiez aussi un essai, l’Antiracisme trahi. Qu’est-ce qui vous conduit à prendre à bras-le-corps les enjeux théoriques actuels de l’antiracisme ?
D’abord, la nécessité de répondre à la question du racisme, qui vise une partie de la population du pays, en particulier sa fraction populaire : discrimination à l’embauche, tensions avec la police, ségrégations urbaines, stigmatisation, etc. Il faut, d’une part, améliorer notre compréhension de ces problèmes, et d’autre part, travailler à la constitution d’un bloc populaire car il n’y a pas d’autre voie pour les régler. Or, à l’heure actuelle, ce bloc n’existe pas, les voix populaires se dispersant entre abstention, vote RN et vote à gauche. L’une des divisions qui fracturent les mondes populaires est celle qui renvoie au racisme. Les antiracismes qui occupent le devant de la scène, soit ignorent cette question du bloc populaire, soit produisent un discours qui compromet son émergence. La nécessité s’imposait d’envisager un discours alternatif. La tradition intellectuelle issue de Marx me semblait tout indiquée.


Vous contestez d’abord la lecture de mouvements qui se définissent de l’antiracisme « politique » face à un antiracisme « moral » ?

Cette opposition est discutable. Personne ne se revendique de l’antiracisme moral. C’est une catégorie forgée par l’« antiracisme politique » qui me semble inappropriée.

L’antiracisme dominant, celui des grandes entreprises et des institutions publiques, je préfère le nommer « antiracisme libéral ». Il propose une politique antiraciste centrée autour de l’éducation et de la cooptation d’une poignée d’individus issus des quartiers populaires au sein de l’élite. Je parlerais d’un « antiracisme symbolique », celui des grandes entreprises américaines qui se déclarent solidaires des Afro-Américains en tant que victimes de la police et qui, en même temps, les écrasent en tant que salariés.

L’opposition masque ensuite des continuités problématiques entre les deux discours. Un seul exemple, mais décisif : la tendance à ne mobiliser qu’une seule variable pour penser la vie des habitants des quartiers populaires : le racisme. Dans les années 1970, on parlait de « travailleurs immigrés ». À partir des années 1980, les références au travail et à la production disparaissent : la gauche libérale se met à parler de « Beurs » ou de « potes ».

À partir des années 2000, le vocabulaire antiraciste devient plus clivant, il prend ses distances avec celui des années 1980, mais continue d’occulter la classe. De l’« Indigène » ou du « Non-Blanc », on ne saura pas s’il est ouvrier, chômeur, artiste ou universitaire. Le nom commun les « racisés » ne nous renseigne pas plus, comme si la position sociale était un détail. L’antiracisme socialiste ou marxiste, quant à lui, ne sépare jamais la question des classes de celle du racisme. Les Black Panthers ne cessaient de marteler que leur combat était une lutte de classe et non une « lutte raciale ».

L’« antiracisme politique » se revendique du mouvement états-unien du Black Power. Pourtant, des critiques antiracistes puissantes se sont rapidement exprimées ?
J’essaie de restituer la complexité des débats lors du mouvement Black Power, à partir de 1966. Il est nécessaire, en effet, de dépasser cette représentation erronée voulant que les militants afro-américains aient été unanimes du point de vue de la théorie et de la stratégie. Cette image tronquée du Black Power obéit à un objectif politique : faire croire aux militants actuels qu’il n’existe qu’une seule façon de penser le combat contre le racisme. Il m’a donc semblé nécessaire de remettre en lumière ces débats. Il y eut certes la voix de Stokely Carmichael, qui formula la plupart des thèmes à l’œuvre dans l’« antiracisme politique ». Mais ce discours a essuyé de nombreuses critiques. Carmichael pense, par exemple, le racisme comme domination des Blancs sur les Noirs, et la lutte antiraciste comme celle des Non-Blancs coalisés contre les Blancs. Angela Davis, Bayard Rustin, Martin Luther King, pour ne citer qu’eux, ont tous pointé l’impasse de cette perspective.
 

Des concepts sont aujourd’hui avancés tels que « privilège blanc », « racisme systémique », « non-mixité raciale », « politique intersectionnelle », etc. Si chacun mériterait de s’arrêter dessus, en quoi, selon vous, certains sont-ils problématiques ?



On ne peut porter de jugement global sur ces concepts. Certains me semblent devoir être abandonnés, d’autres sont intéressants moyennant reformulation, etc. Il s’agit d’abord de savoir s’ils augmentent notre compréhension ou s’ils introduisent de la confusion. Il faut ensuite s’interroger sur leur pertinence politique eu égard à la construction du bloc populaire.

Prenons le concept de « privilège blanc ». On propose l’équation suivante : il y a des discriminés, donc il y a des privilégiés. Cette équation confond privilège et droit. Ne pas subir l’arbitraire policier n’est pas un privilège, c’est un droit. Être privilégié, c’est déroger à la règle commune, à son avantage. Être discriminé, c’est aussi déroger à la règle commune, mais à son désavantage. Et entre ces deux écarts, il y a la règle de droit. Il n’y a donc pas seulement le privilège et la discrimination, il y a aussi le droit.

Il est impossible d’ignorer que notre tradition politique pense l’abolition des privilèges. Outre cette confusion, il faut penser à la réception de l’expression dans les milieux populaires. Dans les régions dévastées par le chômage et la désindustrialisation, comment cette expression sera-t-elle perçue par les travailleurs qui ne sont pas visés par le racisme ? Elle sera prise comme une insulte méprisante, et ce d’autant plus que la personne maniant l’expression occupe souvent elle-même une certaine position de pouvoir dans la société. Je crains que l’expression in fine ne profite qu’à l’extrême droite.


Sur quelles bases pensez-vous alors possible une redéfinition de l’antiracisme ?

L’antiracisme socialiste considère, c’est un point décisif, que le racisme populaire naît de situations bien réelles de conflits, de tensions et d’inégalités.

Le racisme est une réponse (erronée à nos yeux) à un problème réel. La concurrence pour l’emploi, par exemple, est l’un de ces lieux de tension. Ce n’est pas le seul, bien sûr, et le racisme ne saurait se réduire à cela. En pointant des problèmes objectifs, l’antiracisme marxiste se donne des tâches concrètes. Or, lorsqu’on s’intéresse à la littérature de l’« antiracisme politique », le racisme ne dérive jamais de tensions réelles autour d’enjeux présents. On trouve des analyses qui postulent le racisme : « Une structure sociale raciste produit des individus racistes. » Ces explications, au-delà de leurs différences, convergent en un point : le racisme ne renvoie jamais à aucune tension objective vécue par les classes populaires. Il faut sortir de cette situation où l’antiracisme se construit sans s’intéresser à la parole populaire tentée par l’extrême droite.

Comment combattre ce qu’on ne comprend pas ? L’antiracisme socialiste ou marxiste est une politique visant à constituer un bloc populaire. Si la question du bloc populaire est absente, aucune perspective politique ne peut s’ouvrir pour les quartiers.

Mais comment faire pour unir les classes populaires ?

Il faut trouver le moyen d’unir politiquement les différentes fractions des classes populaires. Ce qui suppose de proposer un discours commun, qui ne doit nier ni les différences entre les fractions des classes populaires, ni la réalité des tensions qui les traversent.

On ne voit pas l’« antiracisme politique » mettre en récit ce destin commun. On lit par exemple que le clivage politique fondamental est le clivage de « races ». Aucun destin commun n’est pensable avec de telles prémisses. La référence à l’appartenance de classe et au monde du travail qui pourrait cimenter n’apparaît presque jamais. Le cadre politique républicain qui pourrait être mobilisé de façon critique (contre les instrumentalisations des libéraux) est la plupart du temps rejeté pour complicité avec le colonialisme et le racisme.

La nation n’a pas le droit de cité, considérée, moyennant raccourcis, comme une valeur de droite. Dans ces conditions, il ne resterait plus aucun récit pour unir les classes populaires, et les appels à la convergence des luttes risquent de ne pas suffire.


ENTRETIEN AVEC PIERRE

L’Humanité Vendredi 7 Octobre 2022

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