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Karl Marx et la littérature


Marx ne nous a pas laissé d’ouvrage consacré à ses conceptions littéraires et esthétiques, bien qu’à plusieurs reprises il ait manifesté le désir de consacrer un travail important à ce sujet. En maints endroits de son œuvre immense, il a donné des analyses et des jugements sur la littérature, et ces passages épars, dont les plus importants vont être bientôt réunis et mis sous les yeux du lecteur français, n’expriment pas, comme on l’a dit, « les goûts personnels » de Marx, mais constituent un tout cohérent qui montre quelle énorme importance Marx et Engels attribuaient à la littérature étroitement liée par eux à l’ensemble de leurs conceptions.

La littérature est pour Marx une superstructure idéologique élevée sur la base de conditions économiques données et qui, tout en dépendant, en définitive, de cette base, forme avec elle la trame vivante de la vie sociale.


« Dans la production sociale de leur existence, écrit Marx dans sa préface à la Contribution à la Critique de l’Economie Politique, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté; ces rapports de production correspondent à un degré de développement donné de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle, sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le procès de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine la réalité; c’est au contraire la réalité sociale qui détermine leur conscience. A un certain stade de leur développement les forces productives de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété à l’intérieur desquels elles s’étaient mues jusqu’alors.
De formes évolutives des forces productives qu’ils étaient, ces rapports deviennent des entraves de ces forces. Alors s’ouvre une ère de révolution sociale. Le changement qui s’est produit dans la base économique bouleverse plus ou moins lentement ou rapidement toute la colossale superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il importe de distinguer toujours entre le bouleversement matériel des conditions de production économiques — qu’on doit constater fidèlement à l’aide des sciences physiques et naturelles —- et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes deviennent conscients de ce conflit et le mènent à bout. »


Marx ne s’est pas borné à souligner l’importance de la littérature et de l’art, superstructures idéologiques, il a aimé avec ferveur les belles-lettres. Sa fille Eléonore nous a laissé la liste-de ses ouvrages préférés, dont il accompagnait la lecture de commentaires et qu’il cite souvent dans ses travaux scientifiques. Marx connaissait par cœur Goethe et Heine. Il lisait Eschyle dans le texte grec et le considérait avec Shakespeare, pour lequel il professait un véritable culte, comme les plus grands génies dramatiques qu’a produit l’humanité. Il aimait Dante et parmi les romanciers il prisait surtout Cervantès dont le Don Quichotte est un reflet de la lutte de classe, et le grand Balzac dont le génie mit à nu les rouages de la société de son temps mieux que ne le firent tous les traités d’économie politique et de philosophie.
Dans sa première jeunesse, Marx avait écrit un grand nombre de poèmes, de projets de romans et de drames. Mais il s’était vite rendu compte que la forme artistique ne suffisait pas (lettre de Marx à son père du 10 novembre1837). La vie l’appelait irrésistiblement et il sentait déjà qu’il fallait connaître le monde pour le transformer. La matérialisation de ses désirs lui semblait infiniment plus précieuse que leur fixation dans des formes artistiques, si parfaites fussent-elles.
Abandonnant le champ de la création artistique pour le domaine de la philosophie, Marx s’intéressa tout naturellement aux problèmes esthétiques. Hegel y régnait en maître et sa fameuse Esthétique faisait autorité.
Les idées de Hegel ne satisfaisaient pas le jeune Marx qui, dévoré par la flamme révolutionnaire, voulait transformer la réalité et ne pouvait qu’être hostile au philosophe qui affirmait que tout ce qui existait était rationnel.

Marx écrit alors un dialogue intitulé Cléante, ou du point de départ et du développement nécessaire de la philosophie. Il veut y réconcilier l’art et la science qui se sont séparés l’un de l’autre. Mais à la réflexion, l’objectivisme hégélien, qu’il voulait combattre, le conquiert. « Mon enfant chéri, bercé aux rayons de la lune, confesse-t-il à son père, m’a attiré, pareil à une sirène, dans les enlacements de l’ennemi. » Marx ne devait d’ailleurs pas s’en tenir longtemps au stade de l’objectivisme hégélien. La connaissance de Feuerbach lui permet de s’assimiler le matérialisme et, dépassant Feuerbarch, de marcher à la découverte de l’objectivisme véritable, qui est la connaissance du développement dialectique des formes de la vie sociale, étroitement liées aux modes de production et dépendantes d’eux.

Quelle est l’esthétique de Hegel, sa philosophie de l’histoire de l’art ?

L’art antique, pour Hegel, est le plus haut point des réalisations artistiques de l’humanité. L’esprit y anime harmonieusement la matière et cet équilibre parfait entre le principe créateur qui est, selon Hegel, l’esprit et la sensualité physique, donne à l’œuvre d’art antique sa pléni
tude et sa beauté.

Mais cet équilibre heureux ne devait pas durer longtemps. L’esprit, dans son développement ultérieur, rompt cette harmonie primitive et à mesure qu’il prend conscience de son essence spirituelle il se détache de la créature physique, il condamne la chair. C’est ce qui s’est produit avec l’avènement du christianisme et c’est ce qui explique le caractère particulier de l’art chrétien.
Comment Hegel concilie-t-il sa théorie de la régression de l’art après l’apparition du christianisme et sa philosophie du développement continu de « l’esprit » qui monte sans fin vers la liberté et la pleine connaissance? En effet, si Hegel considère que le spiritualisme chétien est un progrès indéniable sur le paganisme grec, il reconnaît d’autre part dans son Esthétique que l’heure unique, heureuse entre toutes, des créations artistiques parfaites et de la beauté triomphante s’est évanouie à jamais dans le crépuscule de l’Hellade.


Dors, ô blanche victime, en notre âme profonde,
Dans ton linceul de vierge et ceinte de lotos;
Dors! l’impure laideur est la reine du monde,
Et nous avons perdu le chemin de Paros.

Les Dieux sont en poussière et la terre est muette:
Rien ne parlera plus dans ton ciel déserté.
Dors ! mais,vivante en lui, chante au coeur du poète.
L’hymne mélodieux de la sainte Beauté!


Ces vers de Leconte de Lisle sont comme un écho de la pensée de Hegel qui, lui, s’il pleure sur l’Olympe idéal, se console de la décadence et de la décrépitude de l’art, rançon nécessaire de la progression de l’esprit pur. Marx fut vivement intéressé par les conceptions esthétiques de Hegel. Il devait lui aussi élaborer sa philosophie de l’histoire de l’art, non pas, comme Hegel, en fonction du processus du développement de l’esprit, mais en fonction du processus du développement des forces de production.

Marx va se séparer de Hegel et, dès sa dissertation sur la philosophie d’Epicure, il entre en conflit avec lui.

La philosophie d’Epicure, écrit le jeune Marx en 1841, est le reflet d’une phase déterminée du développement de la société antique. La cité antique se décompose avec la croissance de la bourgeoisie qui monte avec les nouvelles conditions du marché et la nouvelle production marchande. L’individu échappe aux formations sociales antérieures et crée une philosophie à son image.
L’atome d’Epicure apparaît comme une unité pleinement indépendante, à l’image de l’individu dans la société antique en dissolution, indépendant et libre comme lui. Toute la philosophie d’Epicure se ramène à l’isolement de l’individu qui se renferme dans un dédain tranquille, se réfugie sous les ombrages de grands jardins calmes et au sein d’amitiés supérieures, loin du bruit insensé de la vie sociale et politique.
Les dieux d’Epicure demeurent indifférents aux destinées du monde : ils ne sont, pour Marx, que la projection divinisée de l’idéal de vie que se forgeaient les individus. Cet idéal a été concrétisé dans les chefs-d’œuvre de l’art plastique grec. Les dieux grecs sont splendides, parfaits et solitaires. Ils répondent au canon esthétique d’Aristote : « Ce qui est parfait ne tend à rien et demeure immobile parce qu’il est son propre but. »

C’est la sensualité rompant l’équilibre entre l’esprit et la chair qui, suivant Hegel, a perdu l’univers et l’art antiques. Marx, lui, dit que la civilisation aristocratique des Grecs s’est éloignée de plus en plus de la matière, de la vie pratique, de la réalité sociale en érigeant un individu-citoyen isolé et oisif dans une société fondée sur l’esclavage. La ruine du monde antique, de cette civilisation qui a donné des chefs-d’œuvre inégalables, est due, selon une vue géniale de Marx, à cette rupture entre la vie pratique et le travail créateur d’une part et d’autre part l’individu isolé dans sa philosophie, sa culture et son art.
Plus tard, dans sa pleine maturité, Marx, comme nous le verrons, devait revenir à l’analyse de l’art antique, et en l’opposant à l’art de la période capitaliste, conclure, non comme le fait Hegel, au mépris même de la méthode dialectique, à la vieillesse et à la décrépitude irrémédiable de l’art, mais à son épanouissement futur dans la société communiste.

(À suivre)

Jean Fréville

Commune n°2






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