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L’Extrême droite : une avant-garde contre-culturelle ?

Stéphane François publie Une avant–garde d’extrême droite. Contre-culture, conservatisme radical et tentations modernistes aux éditions de la Lanterne
Vous pouvez retrouver ci-dessous deux entretiens parus à cette occasion, l’un dans Le Monde et l’autre dans L’Humanité.


Propos recueillis par Abel Mestre, « Stéphane François : « L’extrême droite n’est pas aussi pauvre intellectuellement qu’on peut le dire » », Le Monde, 19 septembre 2022 :

Dans votre livre, vous abordez l’extrême droite d’un point de vue culturel, à travers les références historiques ou religieuses, la musique ou encore les livres. Peut-on parler d’une contre-culture ?



Oui, tout à fait, même si c’est toujours très complexe. En tant que mouvement, cela apparaît aux Etats-Unis dans les années 1960, en opposition à la guerre du Vietnam. S’élabore ainsi une véritable contre-culture non conservatrice, non militariste, mélangeant des éléments divers, aussi bien savants que populaires, spirituels que politiques ou musicaux. L’extrême droite va en faire autant, avec un léger décalage. A partir des années 1970, on va voir apparaître, notamment en Italie, des références à la culture populaire. Des militants, surtout néofascistes, vont utiliser ces éléments pour en faire un marqueur de leur idéologie. C’était le cas des camps Hobbit en Italie [organisé alors par la section jeunesse du Mouvement social italien, néofasciste] avec un lien explicite à Tolkien. Par la suite, plusieurs ouvrages de types abécédaires contre-culturels vont sortir. Avec des références à Sparte, au film 300, des clins d’œil à des groupes de musique ou des chanteurs comme Joy Division, Morrissey et les Smiths. Il y a une volonté de brasser différents éléments qui donnent une cohérence intellectuelle et culturelle au mouvement.


Est-ce une pensée cohérente ?


Oui, bien que cette contre-culture d’extrême droite se nourrisse d’éléments préexistants, notamment les marges religieuses, l’attrait pour le paganisme, pour les avant-gardes conservatrices. Le point commun est la volonté de créer une culture commune propre pour renverser la culture dominante. Si cette culture est fermée, elle est néanmoins diverse d’un point de vue interne avec plusieurs courants très différents – comme les néopaïens, les catholiques traditionalistes, les skinheads d’extrême droite. Le plus petit dénominateur commun est l’idée de créer une contre-culture « blanche », de valeurs propres aux Européens et aux descendants d’Européens.


En quoi ces courants souterrains irriguent les partis d’extrême droite comme le Rassemblement national (RN) ou Reconquête ?

Il faut prendre en compte deux choses : le discours pour le grand public et les références des militants. Les références des militants les plus anciens et les plus radicaux ne sont pas les mêmes que celles d’un électeur lambda qui va voter RN par contestation ou rejet du « système ». Dans le premier cas, les références sont radicales et issues de cette contre-culture. Dans le second cas, certains aspects de ces références seront incompréhensibles pour l’électeur (par exemple, le paganisme ou l’ésotérisme). Parfois, la culture des premiers peut devenir visible. Par exemple le localisme, qui devient un thème porteur quand des identitaires prennent des fonctions au RN. Cela renvoie aussi bien à l’enracinement charnel de Charles Maurras qu’à l’enracinement identitaire de la nouvelle droite, qui ont des nuances profondes, et qui expriment des cultures différentes.



C’est aussi vrai pour la théorie complotiste et raciste du « grand remplacement » repris par plusieurs politiques…

Oui. Cela vient des milieux néonazis dans les années 1950, cela va infuser chez Dominique Venner [intellectuel de référence de cette famille politique] dans les années 1960, puis dans la nouvelle droite dans les années 1970. A partir de là, le discours est édulcoré tout en gardant le fond.
En Italie, par exemple, Giorgia Meloni, favorite des élections législatives, assume cette contre-culture avec notamment le festival annuel Atreju, en référence à « L’Histoire sans fin ». 

Qu’en est-il en France ?

La situation est très différente car liée à l’histoire des pays. En Italie, le fascisme est revenu comme force politique assumée, le passé est mis en avant. En France, en revanche, après 1945, une chape de plomb est tombée sur l’extrême droite qui s’est enfermée. Pendant longtemps, elle est restée rétive à l’émergence d’une contre-culture à destination des jeunes militants, ressassant le passé. C’est aussi pour cela que les Français regardent beaucoup l’Italie. Par exemple, ce sont les Italiens qui ont mis très tôt en avant des écrivains comme Yukio Mishima et Ernst Junger.


Quel est l’intérêt pour le chercheur de se pencher sur ces différents sous-courants culturels ? Pourquoi est-ce si peu étudié ?

Ces recherches montrent que l’extrême droite n’est pas aussi pauvre intellectuellement qu’on peut le dire, qu’il y a un monde construit, un foisonnement intellectuel qui n’a jamais cessé depuis les années 1930, regardant et assimilant ce qui se passe ailleurs, notamment à gauche, voire à l’extrême gauche. Si c’est si peu étudié, c’est qu’il y a une peur, un mépris et une condescendance. On me dit souvent : « Comment peux-tu travailler là-dessus ? Moi, je ne pourrais pas. » J’explique que c’est passionnant, que l’extrême droite ne se résume pas à des brutes épaisses, qu’il y a des personnes très fines… On me reproche aussi de ne pas juger, de ne pas prendre parti. En fait, certains intellectuels qui voient des « rouges bruns » partout, refusent d’étudier ceux qui peuvent être leur ennemi, de peur d’être contamin

Après votre précédent ouvrage sur le lien entre écologie et extrême droite, vous poursuivez votre travail sur ses références et sa production culturelles. En quoi ce thème vous semble-t-il important pour comprendre ce mouvement politique ?

Cela a été mon intérêt premier, en partant de scènes musicales indépendantes. J’évoluais dans des milieux de la culture industrielle (mouvement musical expérimental hérité du punk). Rapidement, j’ai vu que ce milieu était noyauté, avec énormément de fanzines ou de groupes qui étaient très connotés. Cela a été le début de ma réflexion. Ces productions culturelles ont plusieurs fonctions stratégiques – pas toujours conscientes d’ailleurs. Il s’agit d’abord d’une culture qui leur est destinée, c’est-à-dire qu’elle permet de créer du lien entre les militants.

Vous écrivez que l’analyse de cette production culturelle d’extrême droite est un impensé, notamment à gauche. Mais pourquoi utilisez-vous ce mot d’ « avant-garde » ?

On imagine que l’extrême droite serait contre-révolutionnaire, réactionnaire. Or, nombre de courants sont révolutionnaires, et veulent utiliser les avant-gardes artistiques – notamment le futurisme – comme ciment. Un magazine comme Zentromag (émanation du site identitaire alternatif Zentropa), c’est du futurisme, avec des codes couleur rouge-blanc-noir. Certains groupes parlent d’ailleurs « d’avant-garde conservatrice ». Il y a parfois une production artistique d’une qualité indéniable.

Une avant-garde suppose d’avoir des figures intellectuelles, vous en présentez plusieurs dans votre livre. Quelles sont celles que vous identifiez aujourd’hui ?

Aujourd’hui, au niveau international, une des figures les plus influentes est Alexandre Douguine. En France, il y a moins de personnalités, à part Alain de Benoist, même s’il s’en défend. Sinon, ce sont surtout des structures, notamment l’institut Iliade, qui met en avant un « pagano-christianisme », un christianisme identitaire. Voilà dix ans, se dire « catho tradi » au sein de l’extrême droite fascisante ou révolutionnaire était mal vu. Aujourd’hui, pas du tout.

Un des symboles de cette avant-garde est CasaPound, en Italie. Quelle est son influence ?

Son rôle est primordial. Elle fait référence au poète avant-gardiste américain, Ezra Pound, compagnon de route du fascisme. C’est une structure qui reprend les codes de la contre-culture : c’est un squat culturel, avec des concerts de groupe évoluant dans la contre-culture gothique ou punk, des concours de graffitis, des expositions, etc. La CasaPound a été un modèle même s’il n’a beaucoup marché en France, mais c’est un aiguillon intellectuel. Les néofascistes italiens ont toujours été d’avant-garde, avec un attrait pour la modernité.

Revenons au thème avec lequel vous ouvrez le livre : la question de la religion, ou plutôt du fait religieux : on connait la défense de « l’Europe chrétienne », mais cela se mêle plus largement à la question de l’enracinement. Comment analysez-vous la place du fait religieux à l’extrême droite ?

Elle est capitale, car elle permet de donner une identité. C’est une culture classique, celle de l’Occident chrétien, des régimes de Franco ou Salazar. Mais d’un autre côté, dès les années 20 et notamment chez les Nazis, vous avez des groupes qui sont antichrétiens, avec des conceptions païennes du monde. Leur point commun, c’est la conception identitaire et ethnique de la religion. Il s’agit en réalité d’un pagano-christianisme : leur « génie », si l’on peut dire, est de montrer qu’il n’y a pas de contradiction. Cela dit, pour les éléments les plus païens, le christianisme est une religion juive qui vient de l’étranger…

Vous consacrez également un chapitre à la question de l’histoire et la fascination de l’extrême droite pour le Moyen-âge. Que révèle cette fascination ?

Il y a plusieurs points : pour les plus réactionnaires et chrétiens, c’est le moment de l’affrontement entre les chrétiens et les Sarrazins, le temps des croisades et de la défense de l’Occident chrétien, en mettant en avant Hugues Capet ou la Reconquista en Espagne. Mais pour une grande partie de l’extrême droite, le Moyen-âge est aussi l’âge d’or de la société traditionnelle européenne : une société d’ordre, organique, avec une élite aristocratique qui les fascine. Et un impensé : dans une société d’ordre de type médiéval, une grande partie de leurs militants n’auraient pas été membres de l’aristocratie, mais du tiers-état, des serfs. Cette partie est oubliée au profit d’un discours traditionnaliste, aristocratique, organiciste et guerrier

Avec la figure du chevalier, qui fait partie de la couverture de votre ouvrage… Comment est-elle reliée avec la mythologie nordique, autre thème de l’imaginaire d’extrême droite ?

Nous sommes toujours dans l’époque médiévale, mais avec une évolution : le viking est un homme libre, un guerrier, un conquérant. Il y a eu des joutes intellectuelles violentes avec des historiens spécialistes du monde nordique sur le thème : « Vous faites des Vikings des marchands, alors que c’est un conquérant sur son drakkar. » Le Viking est lié à l’idée raciale de l’européen, avec cette autre idée : plus on est proche du pôle nord, plus on est pur spirituellement et génétiquement.

Identifiez-vous un lien de cette contre-culture dans la montée actuelle de l’extrême droite politique ?

C’est plutôt secondaire chez eux, car il faut attirer l’électeur de base. On trouve cette avant-garde plutôt chez les radicaux. Mais les liens existent. Une bonne partie des dirigeants de l’institut Iliade font partie des cadres de Zemmour, par exemple. Mais ce n’est pas ce qui va être mis en avant, surtout au RN, qui va plutôt parler du localisme.

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