Une France fracturée
Les résultats de la dernière élection présidentielle et des élections législatives qui ont suivi sont sans appel : la candidature de Jean-Luc Mélenchon puis celles des candidats de la NUPES ont réalisé leurs scores les plus importants au sein des grandes agglomérations. À titre d’exemple, le leader de la France Insoumise réalise 24 % des voix dans l’agglomération parisienne, soit 8 points de plus qu’en 2017, tandis que son score n’atteint que 14 % dans les communes entre 20 000 et 100 000 habitants, sept points de moins qu’à la dernière présidentielle.
En parallèle, la percée du Rassemblement national dans d’anciens bastions de la gauche ouvrière est également évidente : le parti de Marine Le Pen remporte huit circonscriptions sur les dix-sept de Picardie, six sur les douze du Pas de Calais et six sur les vingt-quatre du Nord. Une véritable razzia sur ces territoires périphériques, à quelques exceptions près (dont les circonscriptions de François Ruffin et de Fabien Roussel).
Ce constat effectué par François Ruffin, pourtant fondé sur des chiffres exacts, a pour l’instant du mal à passer chez les cadres de la France Insoumises. En témoigne la déclaration de Jean-Luc Mélenchon à la Fête de l’Humanité, quelques jours après la sortie du livre : « Je demande qu’on arrête les jérémiades », la France Insoumise étant désormais « le premier parti des chômeurs, précaires, jeunes de moins de 35 ans, des centres urbains ». S’ensuivent des propos similaires chez nombre de ses nouveaux camarades députés. Stratégie d’aveuglement ou peur d’analyser les causes profondes de ce rejet ?
Retrouver une gauche du travail
Car la base de ce rejet est complexe et repose sur une double fracture : l’une entre les classes intermédiaires et les classes populaires, l’autre interne aux classes populaires entre « les enfants d’immigrés dans les quartiers et les blancs de la France périphérique », pour reprendre les propos de François Ruffin. Des propos pas si éloignés de ceux de Fabien Roussel expliquant au cours de la campagne présidentielle qu’il souhaitait trouver une troisième voie entre « le PS [qui] ne parle plus qu’aux bobos des villes et Jean-Luc Mélenchon à la fraction radicalisée des quartiers périphériques. Moi, je parle au peuple ».
Cette troisième voie repose sur une volonté : faire renouer la gauche avec la défense du travail et des travailleurs. Face à une mondialisation qui a vidé la France de ses usines et de son industrie dès 1975, la gauche de gouvernement comme celle d’opposition n’a pas trouvé le bon discours et a parfois fait les pires choix en alimentant la libéralisation et le dumping social à coups de traités de libre-échange. Percutées de plein fouet, les classes populaires ont pour partie applaudi le discours protectionniste porté par le Front National des années 1990. La faute était alors rejetée non pas sur « ceux qui se gavent », invisibles pour beaucoup, mais sur « ceux qui se voient » dans vos quartiers, c’est à dire les étrangers et les immigrés. Un ennemi à portée de main.
Reconquérir ces classes populaires passe donc par la reconquête par la gauche de la question du travail. Si Fabien Roussel a choqué en parlant de « la gauche des allocs », il n’était pourtant pas loin du « parti des assistés » mentionné par François Ruffin dans son livre (il est certes plus facile de mettre des guillemets à l’écrit qu’à l’oral). Ce dernier fait la démonstration que c’est bien le travail qui apporte une dignité en permettant d’obtenir « des salaires décents, un treizième mois, un comité d’entreprise, de quoi prendre un crédit, s’installer dans la vie ». Plus loin, il ajoute : « Les thèses de la fin du travail ou même du revenu universel ne m’ont jamais enthousiasmé ». Une fois de plus, un discours similaire à celui du secrétaire national du PCF qui détaille dans une tribune publiée dans le journal Le Monde, le 13 septembre : « Je m’inscris en faux contre ceux qui théorisent « la fin du travail ». Ce discours passe totalement à côté des réalités qui se font jour. »
Volée de bois vert
Il n’en fallait pas plus pour déclencher une polémique au sein de la NUPES, les représentants de EELV n’hésitant pas à ouvrir les hostilités. La conseillère régionale EELV des Hauts-de-France, Marine Tondelier, a ainsi dénoncé « un discours quasiment réactionnaire », suivie de Sandrine Rousseau déclarant finalement que « le travail est une valeur de droite » et se réclamant du « droit à la paresse » de Paul Lafargue. Le leader de la France Insoumise, Jean-Luc Mélenchon, a également taclé le secrétaire national du PCF lors de la première de la nouvelle émission de Léa Salamé, « Quelle époque », demandant à ce que Karl Marx « explique à Roussel ce qu’est une assurance chômage et pourquoi c’est un acquis des travailleurs ».
Ces réponses témoignent des divisions à gauche pour certaines, et d’une certaine ignorance pour d’autres. Sandrine Rousseau, en se réclamant de Paul Lafargue et de son droit à la paresse, oublie de préciser que si le travail est aliénant sous la domination capitaliste, il est pourtant un élément essentiel d’une société communiste visant l’émancipation.
Pour Guilhem Mevel, doctorant en théorie politique à Sciences Po
ayant signé une tribune dans Le Monde : « Nous pouvons légitimement croire que [le clivage entre gauche du travail et droit à la paresse] reflète l’opposition d’une gauche encore marxiste face à une gauche postmarxiste. Là où le Parti communiste conserve une lecture de classe de la société, la gauche postmoderne, dont fait partie Sandrine Rousseau, analyse la domination comme un ensemble de discours, de pratiques et de représentations qui touchent une multitude d’identités non fixes. »
Les pudeurs de François Ruffin
Gauche sociétale ou gauche des classes sociales, gauche décoloniale ou gauche universaliste, telles semblent être finalement les oppositions qu’illustre cette polémique sur le travail. Comme le souligne le même Guilhem Mevel : « Là où le Parti communiste conserve une lecture de classe de la société, la gauche postmoderne, dont fait partie Sandrine Rousseau, analyse la domination comme un ensemble de discours, de pratiques et de représentations qui touchent une multitude d’identités non fixes. »
Bien qu’il y ait aujourd’hui des similitudes entre les analyses de Fabien Roussel et François Ruffin, ce dernier cherche à tout prix à s’éloigner publiquement du secrétaire national du PCF. En témoigne ce tweet publié à la suite de la polémique concernant les propos de Roussel à la Fête de l’Huma : « Roussel me donne à intervalle régulier le baiser de la mort ! ». Depuis, à chaque intervention médiatique, il signale sa différence avec le communiste. Pourquoi cette pudeur ?
La France Insoumise, depuis l’annonce du retrait de Jean-Luc Mélenchon s’agissant de l’élection présidentielle 2027, est en quête d’un leader. L’affaire dont fait l’objet Adrien Quatennens semble pour l’instant l’empêcher de prendre la tête du mouvement, et les hostilités sont déjà ouvertes au sein de la NUPES. Pour ne citer que certains d’entre eux, tels Alexis Corbière, Manuel Bompard, Mathilde Panot ou encore Olivier Faure, nombreux sont celles et ceux qui s’imaginent un destin présidentiel. François Ruffin pourrait légitimement y prétendre également, mais doit pour cela ne pas paraître trop proche idéologiquement du secrétaire national du PCF, aujourd’hui en froid avec les autres forces de la NUPES. Une stratégie qui vise à tenir deux bouts : d’un côté, celui de la proximité et du soutien des Insoumis forts dans les quartiers, et de l’autre, celui de la proximité avec les classes populaires rurales et périphériques. Une équation difficile, alors qu’il doit aussi compter avec le leader du PCF dont la cote de popularité s’améliore semaine après semaine.
Pierrick Lavoine
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