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Ruffin, Roussel : du Front de la Somme à la guerre de tranchées ?



Depuis plusieurs semaines, un débat sur le travail agite la gauche. Tout a commencé au début du mois de septembre avec la sortie du nouvel essai de François Ruffin, Je vous écris du front de la Somme (éditions Les liens qui libèrent). Son objectif : analyser le vote des classes populaires à la dernière élection présidentielle et comprendre pour quelles raisons une partie non négligeable d’entre-elles ont préféré le Rassemblement National à un candidat de gauche.

Le député de la Somme présente ce qui est pour lui l’une des causes de ce rejet : l’abandon d’un discours sur le travail. Cet argument, également avancé par Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, est apparu comme un pavé dans la marre qui n’en finit pas de faire des remous à gauche.


Une France fracturée

Les résultats de la dernière élection présidentielle et des élections législatives qui ont suivi sont sans appel : la candidature de Jean-Luc Mélenchon puis celles des candidats de la NUPES ont réalisé leurs scores les plus importants au sein des grandes agglomérations. À titre d’exemple, le leader de la France Insoumise réalise 24 % des voix dans l’agglomération parisienne, soit 8 points de plus qu’en 2017, tandis que son score n’atteint que 14 % dans les communes entre 20 000 et 100 000 habitants, sept points de moins qu’à la dernière présidentielle.

En parallèle, la percée du Rassemblement national dans d’anciens bastions de la gauche ouvrière est également évidente : le parti de Marine Le Pen remporte huit circonscriptions sur les dix-sept de Picardie, six sur les douze du Pas de Calais et six sur les vingt-quatre du Nord. Une véritable razzia sur ces territoires périphériques, à quelques exceptions près (dont les circonscriptions de François Ruffin et de Fabien Roussel).

Ce constat effectué par François Ruffin, pourtant fondé sur des chiffres exacts, a pour l’instant du mal à passer chez les cadres de la France Insoumises. En témoigne la déclaration de Jean-Luc Mélenchon à la Fête de l’Humanité, quelques jours après la sortie du livre : « Je demande qu’on arrête les jérémiades », la France Insoumise étant désormais « le premier parti des chômeurs, précaires, jeunes de moins de 35 ans, des centres urbains ». S’ensuivent des propos similaires chez nombre de ses nouveaux camarades députés. Stratégie d’aveuglement ou peur d’analyser les causes profondes de ce rejet ?

Retrouver une gauche du travail


Car la base de ce rejet est complexe et repose sur une double fracture : l’une entre les classes intermédiaires et les classes populaires, l’autre interne aux classes populaires entre « les enfants d’immigrés dans les quartiers et les blancs de la France périphérique », pour reprendre les propos de François Ruffin. Des propos pas si éloignés de ceux de Fabien Roussel expliquant au cours de la campagne présidentielle qu’il souhaitait trouver une troisième voie entre « le PS [qui] ne parle plus qu’aux bobos des villes et Jean-Luc Mélenchon à la fraction radicalisée des quartiers périphériques. Moi, je parle au peuple ».


Cette troisième voie repose sur une volonté : faire renouer la gauche avec la défense du travail et des travailleurs. Face à une mondialisation qui a vidé la France de ses usines et de son industrie dès 1975, la gauche de gouvernement comme celle d’opposition n’a pas trouvé le bon discours et a parfois fait les pires choix en alimentant la libéralisation et le dumping social à coups de traités de libre-échange. Percutées de plein fouet, les classes populaires ont pour partie applaudi le discours protectionniste porté par le Front National des années 1990. La faute était alors rejetée non pas sur « ceux qui se gavent », invisibles pour beaucoup, mais sur « ceux qui se voient » dans vos quartiers, c’est à dire les étrangers et les immigrés. Un ennemi à portée de main.


Reconquérir ces classes populaires passe donc par la reconquête par la gauche de la question du travail. Si Fabien Roussel a choqué en parlant de « la gauche des allocs », il n’était pourtant pas loin du « parti des assistés » mentionné par François Ruffin dans son livre (il est certes plus facile de mettre des guillemets à l’écrit qu’à l’oral). Ce dernier fait la démonstration que c’est bien le travail qui apporte une dignité en permettant d’obtenir « des salaires décents, un treizième mois, un comité d’entreprise, de quoi prendre un crédit, s’installer dans la vie ». Plus loin, il ajoute : « Les thèses de la fin du travail ou même du revenu universel ne m’ont jamais enthousiasmé ». Une fois de plus, un discours similaire à celui du secrétaire national du PCF qui détaille dans une tribune publiée dans le journal Le Monde, le 13 septembre : « Je m’inscris en faux contre ceux qui théorisent « la fin du travail ». Ce discours passe totalement à côté des réalités qui se font jour. »


Volée de bois vert


Il n’en fallait pas plus pour déclencher une polémique au sein de la NUPES, les représentants de EELV n’hésitant pas à ouvrir les hostilités. La conseillère régionale EELV des Hauts-de-France, Marine Tondelier, a ainsi dénoncé « un discours quasiment réactionnaire », suivie de Sandrine Rousseau déclarant finalement que « le travail est une valeur de droite » et se réclamant du « droit à la paresse » de Paul Lafargue. Le leader de la France Insoumise, Jean-Luc Mélenchon, a également taclé le secrétaire national du PCF lors de la première de la nouvelle émission de Léa Salamé, « Quelle époque », demandant à ce que Karl Marx « explique à Roussel ce qu’est une assurance chômage et pourquoi c’est un acquis des travailleurs ».

Ces réponses témoignent des divisions à gauche pour certaines, et d’une certaine ignorance pour d’autres. Sandrine Rousseau, en se réclamant de Paul Lafargue et de son droit à la paresse, oublie de préciser que si le travail est aliénant sous la domination capitaliste, il est pourtant un élément essentiel d’une société communiste visant l’émancipation.

Pour Guilhem Mevel, doctorant en théorie politique à Sciences Po ayant signé une tribune dans Le Monde : « Nous pouvons légitimement croire que [le clivage entre gauche du travail et droit à la paresse] reflète l’opposition d’une gauche encore marxiste face à une gauche postmarxiste. Là où le Parti communiste conserve une lecture de classe de la société, la gauche postmoderne, dont fait partie Sandrine Rousseau, analyse la domination comme un ensemble de discours, de pratiques et de représentations qui touchent une multitude d’identités non fixes. »

Les pudeurs de François Ruffin


Gauche sociétale ou gauche des classes sociales, gauche décoloniale ou gauche universaliste, telles semblent être finalement les oppositions qu’illustre cette polémique sur le travail. Comme le souligne le même Guilhem Mevel : « Là où le Parti communiste conserve une lecture de classe de la société, la gauche postmoderne, dont fait partie Sandrine Rousseau, analyse la domination comme un ensemble de discours, de pratiques et de représentations qui touchent une multitude d’identités non fixes. »

Bien qu’il y ait aujourd’hui des similitudes entre les analyses de Fabien Roussel et François Ruffin, ce dernier cherche à tout prix à s’éloigner publiquement du secrétaire national du PCF. En témoigne ce tweet publié à la suite de la polémique concernant les propos de Roussel à la Fête de l’Huma : « Roussel me donne à intervalle régulier le baiser de la mort ! ». Depuis, à chaque intervention médiatique, il signale sa différence avec le communiste. Pourquoi cette pudeur ?

La France Insoumise, depuis l’annonce du retrait de Jean-Luc Mélenchon s’agissant de l’élection présidentielle 2027, est en quête d’un leader. L’affaire dont fait l’objet Adrien Quatennens semble pour l’instant l’empêcher de prendre la tête du mouvement, et les hostilités sont déjà ouvertes au sein de la NUPES. Pour ne citer que certains d’entre eux, tels Alexis Corbière, Manuel Bompard, Mathilde Panot ou encore Olivier Faure, nombreux sont celles et ceux qui s’imaginent un destin présidentiel. François Ruffin pourrait légitimement y prétendre également, mais doit pour cela ne pas paraître trop proche idéologiquement du secrétaire national du PCF, aujourd’hui en froid avec les autres forces de la NUPES. Une stratégie qui vise à tenir deux bouts : d’un côté, celui de la proximité et du soutien des Insoumis forts dans les quartiers, et de l’autre, celui de la proximité avec les classes populaires rurales et périphériques. Une équation difficile, alors qu’il doit aussi compter avec le leader du PCF dont la cote de popularité s’améliore semaine après semaine.

Pierrick Lavoine



Le Puzzle Kanapa, un essai passionnant sur une des figures les plus fascinantes et influentes du PCF au XXe siècle, par Gérard Streiff

                                              
Gérard Streiff a publié l'an passé aux éditions "La déviation" un essai passionnant et passionné, admirablement écrit, sur une des personnalités les plus importantes et fascinantes du Parti communiste français de l'après-guerre: Jean Kanapa. Né en 1921, mort en 1978, cet intellectuel et dirigeant politique est un personnage emblématique de l'histoire du communisme français, alors à son apogée.

Gérard Streiff, le rédacteur en chef du journal Communiste.S, auteur de polars à toiles de fond historiques, de livres jeunesse, de L'Abécédaire amoureux du Communisme, est l'auteur d'une thèse d'histoire soutenue à Sciences Po Paris sur Kanapa, sous la direction de Jean-Noël Jeanneney (publiée en 2001 aux éditions L'Harmattan sous le titre Jean Kanapa 1921-1978 - Une singulière Histoire du PCF) l'homme qui l'a fait rentrer à la Polex, le secteur international du Parti communiste (la section de politique extérieure), en 1973, pour y suivre les affaires de la commission européenne, alors que Streiff, militant à Strasbourg, où il sortait de Sciences-Po et de l'Institut des Hautes Études Européennes, rêvait d'engagement tiers-mondiste pour la Guinée Bissau.

"Le Puzzle Kanapa" est une plongée en profondeur dans les coulisses du Parti communiste français et de l'Internationale communiste, des relations du PCF avec le PCUS, des crispations, mutations, revirements, ruptures idéologiques et stratégiques du PCF, sur fond de contradictions entre les générations et les héritages au sein du mouvement communiste français. Bien mieux qu'une synthèse sur l'histoire du PCF dans la seconde partie du 20e siècle, cet essai permet de comprendre ce que furent les ressorts des choix des dirigeants, et leurs contradictions, ainsi que les débats et luttes d'influence au sein du PCF, liées au rapport à l'URSS, à la gauche, à la volonté d'exercer le pouvoir.

Comment un jeune révolutionnaire bourgeois, fils de banquier juif de Neuilly scolarisé avec Jean-Paul Sartre en classe de philo, ami de Sartre puis anti-Sartre, brillant étudiant de philosophie à la Sorbonne, prof de philo agrégé en zone sud pendant la guerre, romancier en devenir (son premier roman "Comme si la lutte entière" paraît en 1946 - son dernier livre "Les choucas" où il évoque pour la première fois la question des camps staliniens, est publié en 1967) est devenu, après son adhésion au PCF en août 1944, le bras droit de Laurent Casanova, un proche d'Aragon, rédacteur des Lettres françaises, le symbole de l'apparatchik stalinien sans scrupule dans ses anathèmes gauchistes et sectaires contre les "intellectuels", les dissidents, les "humanistes"? "L'engagement communiste de Kanapa n'est pas exclusivement de nature politique, il est aussi d'ordre culturel, éthique, esthétique. Il partage en cela l'opinion d'un certain nombre de jeunes intellectuels communistes qui, sur les marges du parti, pensent que les espoirs nés à la Libération ne sont pas tenus, qu'il ne suffit pas de bousculer l'ordre politique ni même la société, c'est l'homme qu'il faut changer". (Gérard Streiff, Le Puzzle Kanapa, p.60)

Edgar Morin, faisant référence à sa période "stalinienne décomplexée" qui amènera Kanapa, directeur de la nouvelle revue La Nouvelle Critique, organe de guerre froide, à partir de 48, à défendre l'ouvriérisme sectaire, "le réalisme socialiste" en art comme "le procès des blouses blanches", participer au "procès" contre ses camarades Marguerite Duras, Dyonis Mascolo, Robert Antelme, brossa de lui ce terrible portrait: "Délégué à l'injure aveugle, Kanapa fut du même coup enfermé dans le plus mesquin de lui-même et promu aux grandes responsabilités politiques".

Kanapa est un personnage de roman: "Voilà un beau paradoxe de ce personnage: homme froid, ascète glacial, doctrinaire intimidant, Kanapa était la passion faite homme. Il ne peut croiser une femme sans tenter de la séduire. Il fréquenta des femmes fameuses, les Simone de Beauvoir ou Signoret; il connut l'amour-passion, pour Claudine qu'il enleva à sa famille et pour laquelle il se fâcha avec son père; il nourrira une sorte d'amour entravé pour la compagne de cet ami baroque, de Jouvenel; il fut amoureux fou d'une belle Bulgare, puis de Valia, jeune Soviétique, puis de Danièle, sans dernière compagne. Ses passions épousent souvent ses grandes séquences politiques (ou peut-être l'inverse?), habitent ses romans, le premier singulièrement. Trois fois marié, des dizaines de fois "fiancé". Ce caractère entreprenant lui vault moult dénonciations auprès des autorités communistes" (Gérard Streiff, Le Puzzle Kanapa, p. 19-20).

Le Monument d'Elsa Triolet en 1957 l'éloigne du stalinisme plus encore que le rapport Khroutchev. Dès 54, Kanapa avait épousé la nouvelle ligne - refus de l'ouvriérisme, culture nationale - avec entrain.

Kanapa a eu dans les années 60 et 70 une influence majeure sur le tournant du PCF vers le socialisme démocratique, la promotion des libertés, le renoncement à la dictature du prolétariat, la distanciation avec l'URSS, et la reconnaissance des vices du système et de son caractère autoritaire et liberticide.

Il sera le bras droit de Waldeck Rochet et de Georges Marchais, leur confident très proche, incarnant une rupture avec l'héritage thorézien, un des promoteurs de la ligne d'autonomie culturelle, artistique et intellectuelle d'Argenteil en 1966, de la stratégie d'union de la gauche et de programme commun avec Mitterrand et le PS, mais aussi de la stratégie eurocommuniste, de rapprochement avec le PCI de Berlinguer et le Parti communiste espagnol de Carillo pour une voie communiste européenne et démocratique vers le socialisme. En 1968, il sympathise avec les artisans du "Printemps de Prague" et dénonce le coup de force soviétique.

Homme de pouvoir et d'influence, Kanapa n'était pas un grand démocrate, et les mutations nécessaires du PCF ont souvent été imposées brutalement par lui et les dirigeants qu'il conseillait, quitte à provoquer de nombreux cas de conscience et crises d'identité chez les militants. Dans les années 70, par ses prises de distance répétées, il sera la bête noire des soviétiques, qui réagiront par un communiqué glacial à sa mort en 1978, des conséquences d'un cancer du poumon. C'était un très grand connaisseur du mouvement communiste international, de l'Europe de l'Est (il avait vécu à Prague à partir de 1958), de la Chine, de Cuba où il séjourne en 1961, de l'Union soviétique et du PCUS, ayant séjourné également de nombreux mois à Moscou, été marié à une russe, parlant couramment russe aussi bien qu'anglais, espagnol, allemand.

Kanapa aura aussi de l'influence sur Marchais et la ligne du PCF sur la nouvelle tolérance vis-à-vis de la force de frappe atomique assurant l'indépendance de la France, dans le cadre d'une volonté de s'émanciper de l'OTAN qui sera une des pierres d'achoppement de la tentative d'actualisation du programme commun.

Dans cet essai qui se lit comme un roman, un roman vrai palpitant résonnant des luttes et contradictions communistes du XXe siècle, Gérard Streiff nous brosse le portrait des différentes facettes de ce personnage paradoxal qu'était Jean Kanapa, un intellectuel de parti méprisant les "intellectuels" médiatiques et oppositionnels, un homme de pouvoir restant dans l'ombre des "chefs médiatiques", une sorte de Richelieu ou de Mazarin du parti communiste, subtil, travailleur, brillant, mais sans pitié pour ses opposants.

Ce livre, assorti de nombreuses photographies d'archive, est loin d'être une hagiographie, malgré l'affection et l'admiration de l'auteur pour Kanapa, mais il nous parle d'un temps où la dimension intellectuelle était très présente et forte au PCF, et où le Parti communiste français pesait véritablement dans les possibilités d'évolution du communisme mondial, sans parler de la scène politique française.

Une lecture que je ne saurais que trop recommander aux lecteurs du "Chiffon Rouge", et à toutes les personnes intéressées par l'histoire du Parti communiste et du mouvement communiste international.

Ismaël Dupont - 13 juillet 2022

Le Puzzle Kanapa, Gérard Streiff, La Déviation, juillet 2021 - 20€





Ce qu’est le macronisme culturel par Olivier Neveux




Professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre à l’Ecole normale supérieure de Lyon, l’hyperactif Olivier Neveux est un esprit vif qui nourrit le débat. Dans son dernier ouvrage, il analyse les rapports entre théâtre et politique. Et entame un tour de France pour rencontrer les professionnels et le grand public.


Qu’est-ce que le « macronisme culturel » ?

C’est peut-être faire trop d’honneur aux fondés de pouvoir actuels du Capital que de les créditer d’une pensée sur l’art et la culture. Le macronisme est banalement néolibéral, c’est-à-dire aimanté par l’intérêt privé (les profits de quelques-uns), dépourvu de toute vision historique, sinon celle d’une agitation toute start-upienne au service du marché. Pour l’art et la culture, les choses fonctionnent comme ailleurs, peut-être de façon plus brouillonne et improvisée : au nom d’arguments comptables et « pragmatiques » (s’adapter au nouveau monde) ou de communication sympathique (la souplesse, la fluidité, la proximité), le macronisme précarise, vassalise, privatise et détruit. Et il rencontre pour cela, parfois, de valeureux agents dans le monde artistique, qui trouvent, eux aussi, qu’il faut « être de son temps ». Car le macronisme culturel est aussi la conséquence d’une victoire idéologique. Il rencontre heureusement quelques résistances (plus ou moins organisées, vives, conséquentes).

La majorité actuelle attaque-t-elle selon vous le modèle culturel français ? Le remet-elle en cause ?

Elle attaque de toutes parts les acquis et les conquêtes sociales, des retraites à la fonction publique, etc. Il n’y a aucune raison qu’elle ne le fasse pas aussi pour les questions culturelles. Une tribune, tardive mais intéressante signée par des organisations syndicales, le disait cet été. Il faut préciser : il ne s’agit pas, pour autant, de valider ce qui existe en l’état. Je soutiens que le service public ne démérite pas de ses missions — en regard de ses moyens, de ses possibilités et de la structuration inégalitaire de notre société. Cela ne signifie pas, loin de là, pour autant qu’il faille se satisfaire de ce qui existe et qu’il n’y a rien à en dire. Mais de la même façon que la SNCF était loin, très loin même, de répondre à ce que doit être un service public de transport, les attaques portées à son encontre ne la rende ni plus juste ni plus égalitaire (ni plus efficace). Il en va de même pour la culture.

Vous parlez de « dépolitique culturelle »...

Oui c’est là un mouvement récurrent. Tout tend à abstraire la politique de ce qui la conditionne : une pensée du conflit, de la délibération contradictoire, l’existence d’alternatives. Chaque chose ne se présente que sous couvert de « pragmatisme » ou de « réalisme ». Le personnel macroniste est pourtant shooté à l’idéologie. Certes il le dénie mais la nécessaire adaptation aux dynamiques du monde (tel qu’il nous emmène droit dans le mur) est une affirmation idéologique. Tout dès lors fonctionne de manière verticale, autoritaire : la façon dont ils ont traité cet été la mise en garde des cinéastes à propos de la nomination de Boutonnat dit le peu de cas qu’ils font de leurs interlocuteurs. Mais ce n’est là que la version policée de ce que les « Gilets jaunes » ont pu vivre, elles et eux, de manière policière et physique. La chose est d’ailleurs largement documentée : démocratie et néolibéralisme entrent inéluctablement en contradiction. Pour l’instant, c’est le néolibéralisme qui gagne.

Les élites délaissent le théâtre et la culture dite de service public ?

Je me fie à ce que dit Olivier Py du festival d’Avignon. Mais cela se vérifie, ailleurs, de façon, il est vrai, empirique. Si par « élite », on entend celles et ceux qui sont en position de pouvoir et de décision : cela fait peu de doute. Cela ne signifie pas, loin de là, que, par un phénomène de vase communicant mécanique, un vaste public populaire s’y soit substitué. Longtemps le théâtre a incarné en quelque sorte « plus » que lui-même. Le pouvoir se sentait requis de s’y intéresser, de s’y montrer aussi. Ce n’est plus le cas, il est symboliquement très dévalué. Il s’agit là d’une dynamique : la transformation sensible de la classe dirigeante et la déconsidération de l’art et des « sciences humaines » qui en est l’une des manifestations. Parfois, l’inculture au plus haut sommet de l’Etat est même valorisée (je me garderai bien, pour autant, d’expliquer la brutalité de leurs politiques par cette grossièreté arrogante : le « raffinement esthétique » n’est pas, à l’inverse, un rempart très consistant face à la barbarie).

Le théâtre est-il de plus en plus politique ?

Je ne sais pas trop ce que cela pourrait signifier. Mais assurément, l’heure est à la multiplication des revendications d’une essence ou d’une politique du théâtre — de la part des tutelles, des critiques et des artistes. Politique, d’une certaine façon, il l’est toujours. Ce qui m’intéresse, toutefois, c’est de travailler sur l’autre façon : celle qui ne considère pas la « politique » comme un donné mais comme une opération.

Vous stigmatisez la mode des spectacles engagés et citoyens. Pourquoi ?

Non, je ne stigmatise rien a fortiori pas le fait que le théâtre se soucie de rencontrer la politique. Je sais combien l’histoire du théâtre, du moins au XXe et XXIe siècles, est tributaire de ce que la politique lui a permis d’inventer. J’interroge plutôt les aventures du « théâtre politique » et, en l’occurrence, du mot « politique » dès lors qu’il est à ce point employé. Que vient-il recouvrir ? Désigner ? Quel type d’orientation ? Que fait-il au théâtre ? Et, à l’inverse : ce que le théâtre produit sur lui.

Comment définiriez-vous la politique théâtrale actuelle de l’Etat ?

A l’image du reste de sa politique. Tout cela est très cohérent.



A LIRE: Contre le théâtre politique, Olivier Neveux, Editions La Fabrique, 320 pages, 14 euros.