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Nucléaire et renouvelables, l’Académie des sciences remet les pendules à l’heure




«Les énergies renouvelables intermittentes et variables, comme l’éolien et le solaire photovoltaïque, ne peuvent pas, seules, alimenter un réseau électrique de puissance de façon stable et pilotable si leur caractère aléatoire n’est pas compensé.

Il faut pour cela disposer de capacités massives de stockage d’énergie et/ou d’unités de production d’énergie électrique de secours pilotables.

Le stockage massif d’énergie, autre que celui déjà réalisé au moyen des centrales hydroélectriques de pompage-turbinage, demanderait des capacités que l’on ne voit pas exister dans les décennies qui viennent.

La pilotabilité, en absence de ces dernières, ne peut être assurée que par des centrales nucléaires, si l’on exclut les centrales thermiques utilisant les énergies fossiles.»

Le gouvernement face à ses responsabilités et contradictions

Dans son rapport publié il y a quelques jours et intitulé, L’apport de l’énergie nucléaire dans la transition énergétique, aujourd’hui et demain, l’Académie des sciences met le gouvernement face à ses responsabilités et ses contradictions.

Elle renvoie également au rayon des fantasmes, les études plus ou moins sérieuses sur la possibilité de passer dans un avenir relativement proche à une production d’électricité presque totalement renouvelable.

Le constat fait par l’Académie des sciences est le suivant.

1) Le diagnostic

La transition énergétique passe obligatoirement par «une augmentation importante de la part de l’électricité dans la production et la consommation énergétique, pour atteindre un niveau de l’ordre de 700 à 900 TWh (terawatts-heure) en 2050, presque le double de notre production électrique actuelle. Cette électricité doit être la plus décarbonée possible. Cette croissance prévisible de la demande en électricité est le plus souvent sous-estimée et minimisée dans les divers scénarios proposés pour la transition énergétique.»

2) Les contraintes

«Cette transformation du système énergétique doit prendre en compte l’absolue nécessité de garantir la sécurité d’approvisionnement électrique du pays ce qui impose de maintenir une capacité de production d’électricité mobilisable afin de répondre aux pics de la demande, d’assurer la stabilité du réseau électrique et de conserver un niveau significatif d’indépendance énergétique...»

3) Mettre en place une vraie politique de transition énergétique avec l’électricité nucléaire

«L’électronucléaire offre des avantages considérables…. Un RNT [réacteur nucléaire à neutrons thermiques] injecte massivement, 24 heures sur 24, au moins pendant quelque 300 jours par an, de l’électricité décarbonée dans le réseau.

La production électrique nucléaire est, en effet, de toutes les sources d’énergie électrique, la moins émettrice de gaz à effet de serre (environ 6 grammes d’équivalent de CO2 par kWh produit). C’est ce qui explique pourquoi la France, qui s’appuie essentiellement sur les énergies nucléaire et hydraulique, produit une électricité décarbonée à plus de 90%.

Un parc électronucléaire de RNT assure donc la continuité de la fourniture d’électricité, à un prix limité, et possède, par ailleurs, la capacité de suivi de charge par des possibilités de baisses et montées profondes pour compenser des variations de consommation ou de production des énergies renouvelables intermittentes. »

Mais l’avenir est loin d’être assuré.

Le parc nucléaire français fournit aujourd’hui plus de 70% de la production électrique. Elle est totalement décarbonée, abondante, fiable et bon marché. Pour combien de temps encore?

Les centrales vieillissent. Ainsi, pas moins de 52 des 56 réacteurs en service après la fermeture de ceux de Fessenheim, ont été construits dans les années 1970-1980. Seuls les quatre réacteurs de Chooz et de Civeaux sont plus récents.

Tous arriveront en fin de vie d’ici 2040. Même dans l’hypothèse où la loi de transition énergétique serait appliquée, qui prévoit la réduction de la part du nucléaire dans la production électrique à 50%, il faudra donc construire de nouvelles centrales nucléaires pour remplacer une partie du parc existant. Il faudra avoir le courage politique de le reconnaître.

Le gouvernement refuse même que le sujet soit abordé.

Cela aura des conséquences importantes sur la stabilité de l’accès à l’électricité. En clair, le risque de pénurie et de black out va augmenter. Pour maintenir en 2035 la production électrique de la France à son niveau et à son coût actuels, EDF table, a minima, sur la construction rapide de trois paires de deux réacteurs de type EPR. Cela prendra bien plus de 15 ans… Et d’ici 2035, la demande d’électricité augmentera.

4) Les préconisations

-«Conserver la capacité électronucléaire du bouquet énergétique de la France par la prolongation des réacteurs en activité, quand leur fonctionnement est assuré dans des conditions de sûreté optimale, et par la construction de réacteurs de troisième génération, les EPR, dans l’immédiat. Ces derniers reposent sur la meilleure technologie disponible actuellement et offrent les meilleures garanties de sûreté…».

-«Initier et soutenir un ambitieux programme de R&D sur le nucléaire du futur afin de préparer l’émergence en France des réacteurs à neutrons rapides (RNR) innovants de quatrième génération (GenIV), qui constituent une solution d’avenir et dont l’étude se poursuit activement à l’étranger…».

– «Maintenir des filières de formation permettant d’attirer les meilleurs jeunes talents dans tous les domaines de la physique, la chimie, l’ingénierie et les technologies nucléaires pour développer les compétences nationales au meilleur niveau…»

-«Informer le public en toute transparence sur les contraintes des diverses sources d’énergie, l’analyse complète de leur cycle de vie et l’apport de l’électronucléaire dans la transition énergétique en cours.»

On peut ajouter qu’il ne faudrait pas seulement informer le grand public mais aussi bon nombre d’organismes publics qui confondent militantisme et intérêt général.

Car la stratégie de transition énergétique en France est affectée d’une forme de pensée magique. Face à une impasse technique, le gouvernement et nombre d’organismes n’opposent pour l’instant que des scénarios improbables. Ils parient sur l’installation de milliers d’éoliennes, intermittentes, et sur l’hypothèse d’une consommation stable voire en baisse d’électricité.

Une prévision incohérente avec le scénario même de la transition qui nécessite pour réduire les émissions de gaz à effet de serre l’électrification de nombreux usages dont les transports, le chauffage, l’industrie…

C’est exactement ce que dénonce avec force l’Académie des sciences. 


L’« islamo-gauchisme », une supercherie intellectuelle. Retour sur le Manifeste des 100

CONTRETEMPS REVUE DE CRITIQUE COMMUNISTE


Plus de 23 000 universitaires ont appelé à la démission de Frédérique Vidal après que leur ministre de tutelle eut déclaré vouloir lancer une enquête sur « l’islamo-gauchisme », une notion jugée sans fondement scientifique par les principales instances nationales de la profession. Pourtant, l’ « islamo-gauchisme » fait toujours partie de l’agenda politique (ladite enquête reste prévue) et médiatique. Opportunisme dans la perspective de la campagne présidentielle de 2022, alors que se multiplient les signaux de détresse étudiante et de crise du personnel universitaire ? Opportunisme de certains grands médias, dans lesquels les « problèmes » liés à l’immigration, à l’islam et à la gauche font régulièrement la « Une » de leurs colonnes et de leurs interviews ? Sans doute.



Mais pour mieux comprendre la banalisation et l’instrumentalisation de l’ « islamo-gauchisme » dans l’espace public, il est utile de revenir à la fin du mois d’octobre 2020, au moment où la notion est devenue une véritable « affaire » politique et médiatique. Avec un fait marquant : les mêmes accusations gouvernementales, tenues alors par Jean-Michel Blanquer (qui pointait particulièrement du doigt les théories intersectionnelles) après l’assassinat de Samuel Paty, se trouvaient reprises par des universitaires dans le « Manifeste des 100 » (rejoints par 158 autres personnes) publié dans Le Monde. Ces derniers demandaient notamment à Madame Vidal « de mettre en place des mesures de détection des dérives islamistes [à l’Université], de prendre clairement position contre les idéologies qui les sous-tendent, et d’engager nos universités dans ce combat pour la laïcité et la République ». Ils ont visiblement été entendus.



Au vu de la gravité des accusations portées et de leur écho dans le champ politique, il convient de s’intéresser à l’argumentation du Manifeste. Cela d’autant plus que, davantage qu’une tribune parmi tant d’autres, les signataires disent fournir des « preuves à l’appui » de cette gangrène de l’université par les idéologies incriminées : un corpus de 48 articles de presse, trois émissions radio, un documentaire et cinq ouvrages. « Parlons moins mais parlons vrai. Parlons des faits.», écrivent-ils. Nous avons donc analysé le corpus, même si le Manifeste en lui-même et la page d’accueil donnaient déjà quelques indications : « Les idéologies indigéniste, racialiste et « décoloniale » », « qui se prétendent des sciences », « font le lit de l’islamisme ». Premier argument, donc : les travaux incriminés sont dangereux en raison de leur solidarité (directe ou indirecte) avec l’extrémisme religieux et politique. Second argument : ils sont non scientifiques parce qu’idéologiques, militants ou engagés.



Passons sur le premier, étant donné que le corpus ne compte aucun article publié dans une revue académique à comité de lecture, c’est-à-dire évalué par les pairs, ni d’enquête de terrain approfondie ou d’enquête statistique[1], qui permettraient de donner de la consistance à l’ « islamo-gauchisme » en France et de prouver le lien de causalité entre lesdites idéologies et les actes terroristes ou criminels. Cela renforce l’intérêt de se questionner sur le second argument. Dans la mesure où un ensemble divers de recherches en sciences humaines et sociales (SHS) est présenté comme alimentant une même « haine des « blancs » et de la France », se pose la question : les « preuves à l’appui » du Manifeste (leur sélection, leur contenu, leur interprétation) relèvent-elles seulement des faits ? N’y-a-t-il pas d’idéologie sous-jacente ? Autrement dit, sont-elles vraiment « neutres » ?

Sélection (partielle) et interprétation (partiale) des « preuves »


Pour répondre à ces questions, commençons par nous pencher sur les émissions radio du corpus (toutes de France Culture) afin de voir comment le débat est amené. Deux d’entre elles s’appuient principalement sur une lettre ouverte (signée par 150 écrivains, journalistes et artistes) parue au mois de juin 2020 dans le magazine américain Harper’s, et accueillent Thomas Chatterton-Williams, un de ses signataires. Dans « Politique identitaire aux Etats-Unis, du racisme à la “cancel culture” » (27 septembre 2020), le présentateur introduit l’émission en expliquant que la lettre dénonce un « climat intellectuel de menaces, de dénonciations voire de peur que les américains appellent “Cancel culture” ou culture de la censure » qui, aux Etats-Unis, sévirait notamment dans les universités à propos des « questions de race et de genre ». Ce climat, qui « s’apparenterait à un maccarthysme de gauche », « aurait infesté les médias, le monde de la culture et même la vie des entreprises ».



On remarquera au passage qu’une lettre ne constitue pas en soi une « preuve » d’une dérive générale de l’université, d’autant que l’émission transpose, sans la questionner, la « cancel culture » au contexte français. Mais relevons le choix des mots utilisés par le journaliste, qu’il s’agisse de catégories générales rappelant des heures graves de l’histoire américaine (le maccarthysme, ici renvoyé à la gauche) ou de la métaphore biomédicale (une sorte de virus aurait infecté une partie de la population américaine pour créer un climat nauséabond imprégnant tous les secteurs de la vie sociale, des médias au monde du travail). Le ton est donné, à même de susciter la peur d’ennemis à la fois invisibles, insaisissables mais nombreux et potentiellement partout.



Pourtant, à rebours de cette mise en abîme, on aurait pu retenir toute autre chose à ce sujet, comme l’illustre une autre émission (« Cancel culture : le débat est-il possible ? »), où la présence d’une seconde invitée permet d’apporter du pluralisme au débat. Manon Garcia (philosophe), qui défend une thèse opposée, affirme en effet que « personne ne peut être en désaccord avec la position normative de la lettre, qui relève de la platitude : oui il faut se battre pour la justice tout en préservant la liberté ». Elle ajoute que son contenu repose principalement sur la juxtaposition de cas individuels relativement isolés (indépendamment de leur véracité et gravité). Et que cet « appel à la politesse » lancé par la lettre tend à laisser à l’arrière-plan le fait que « les réseaux sociaux permettent aussi de donner une voix aux gens qui sont marginalisés par les institutions » et subissent des discriminations au quotidien. Autant d’éléments de débat absents du Manifeste des 100.


Au terme de l’émission, on se questionne alors sur le choix de la faire figurer dans la liste des « preuves » à charge contre le prétendu « islamo-gauchisme » en France. Le doute grandit lorsque l’on constate que la sélection desdites preuves fait l’impasse sur d’autres émissions qui apportent elles aussi des contre-arguments ou la contradiction – pour s’en tenir à France Culture, se reporter par exemple à une série documentaire de l’émission « LSD » en quatre épisodes : « Les débats de société à l’assaut de l’université »

Un discours complotiste ?


Nous invitons le lecteur à parcourir le corpus pour constater pareille sélection (partielle) et interprétation (partiale) des « preuves à l’appui » du Manifeste, mises au service d’un même discours général aux accents complotistes. D’ailleurs, le nombre important d’articles de presse ne donne-t-il pas l’impression que le phénomène dénoncé est tout aussi important ? C’est que se jouerait dans les séminaires, les syndicats et les conseils de département une offensive ourdie dans l’ombre par des hordes de militants et d’idéologues coordonnés. L’ennemi serait donc (presque) partout. Le schéma de ce discours est connu au moins depuis la Guerre Froide et les discours accusant le marxisme de submerger et corrompre l’Université. Cette « menace communautariste, décoloniale, indigéniste ou néoféministe qui traverse tout l’enseignement supérieur » sévirait ainsi « à Normale Sup, à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) ou à Sciences Po », mais aussi à « Paris 3, Paris 7 en socio, Paris 8, Paris 13, Lyon 2, Lille 2, Rennes 2, Toulouse 2 », voire au CNRS, à la Fondation Maison des sciences de l’homme et au Conservatoire national des arts et métiers (L’Opinion, 6 octobre 2020).



Rhétorique classique du « complexe obsidional » (sentiment de subir un siège), ce drame national se doublerait de surcroît d’un volet international. En écho aux mécanismes classiques des théories du complot, ce discours postule une complicité entre l’ennemi intérieur et ses cinquièmes colonnes étrangères : les « décolonialistes » trouveraient ainsi des relais au niveau des plus hautes institutions culturelles européennes, lesquelles seraient déjà passées dans le camp des Frères musulmans (Le Point, 18 novembre 2020). Se déployant à l’échelle occidentale, « un mouvement polymorphe qui prétend à l’hégémonie dans le monde intellectuel » tisserait sa toile « à travers le monde et tout particulièrement des deux côtés de l’Atlantique », bien décidé à abattre d’un même coup « l’Occident, l’universalisme et l’humanisme du “mâle blanc” » (FigaroVox, 17 novembre 2020).



Pourtant, de façon contradictoire, cette critique est associée à une autre : celle qui dépeint les théories honnies comme des importations étrangères, allogènes, extérieures au terreau français. Les difficultés liées à la circulation internationale des idées ont bien été signalées dans les sciences sociales, et notamment par des auteurs (comme Bourdieu) que des signataires du Manifeste vouent aux gémonies. Mais l’enjeu, ici, n’est pas d’ordre scientifique : les théories d’importation sont dénoncées par principe en raison de leur influence néfaste. La déferlante qui s’abattrait sur les universités françaises serait ainsi un sous-produit de « l’influence du gauchisme identitaire américain […], dont les nourritures psychiques proviennent des campus étatsuniens pratiquant le culte de la “radicalité” » (FigaroVox, 10 novembre 2020). L’un des signataires du Manifeste estime qu’« il est à première vue étonnant qu’une pensée aussi américaine ait pu prendre pied chez nous » (Le Point, 13 octobre 2020).



Chacun chez soi, et les sciences humaines seront bien gardées. Et peu importe d’ailleurs de savoir si ces théories supposément exogènes n’auraient pas en réalité des racines bien françaises car, comme précisé dans l’un des articles listés (Actu Philosophia, 11 septembre 2020), ces mêmes campus états-uniens les rattachent à ce qu’ils nomment (abusivement ou non, là n’est pas la question) la « French theory ». Aussi s’étonne-t-on de retrouver sous la plume de ces auteurs des postures qui relèvent d’un nationalisme épistémologique bien éloigné du cosmopolitisme et de l’universalisme des Lumières dont ils se réclament.



Non sans cohérence, ce discours médiatique se double d’une logique jésuitique. Les invectives à l’encontre des « décoloniaux » et « néo-féministes » auraient, entre autres motivations, la protection des faibles d’esprit, qu’il s’agirait de préserver de ce que les prédicateurs et entrepreneurs de morale ont longtemps appelé le « poison des mauvais livres » – une rhétorique analysée par Gisèle Sapiro dans La responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXème-XXIème siècle), publié au Seuil en 2011. Un communiqué de la LICRA figurant dans le corpus (2 octobre 2017) proclame ainsi que « le détournement politique de l’université est un poison dangereux ». L’un des articles du Manifeste dénonce « une forme d’emprise [des universitaires] sur les étudiants, public captif », qui explique qu’« une part de la jeunesse dénuée de repères autres que les slogans des manipulateurs se laisse embrigader » (Marianne, 5 juin 2018). Déniant aux étudiants toute possibilité de distance ou de résistance critique, ce discours les assimile à des réceptacles passifs. Mais la responsabilité de cette aliénation incomberait à l’évidence aux universitaires, accusés de chercher à « séduire des jeunes gens épris de justice qui ignorent qu’on les entraîne vers le dogmatisme, la haine et la violence », selon les termes d’une tribune publiée le 28 octobre 2020 par le collectif Vigilance Universités.



En posant ainsi les termes du problème, les porteurs de la subversion intellectuelle « décoloniale » ou « néo-féministe » sont campés comme les responsables d’une forme de « terrorisme intellectuel qui rappelle ce que le stalinisme avait naguère fait subir aux intellectuels européens les plus clairvoyants » (Le Point, 17 juillet 2020). Au-delà de la reductio ad Stalinum, par cette rhétorique d’intellectuels non-conformes, seuls contre tous, les signataires du Manifeste et les auteurs des articles cités à l’appui se posent à la fois en victimes et en meneurs d’une lutte de résistance contre une armée d’occupation intellectuelle.



Une dernière ligne argumentative (reprise d’ailleurs par Madame Vidal) des auteurs consiste à accuser leurs adversaires de faire œuvre d’idéologie et non de science, de sacrifier les idéaux de la recherche pure sur l’autel de leur militantisme. Un des articles mobilise ainsi les analyses d’une conseillère régionale du Val-d’Oise expliquant aux universitaires les conditions légitimes d’exercice de leur métier. Suivant les préceptes de l’élue locale, « la parole militante est présentée comme une démarche de recherche scientifique au sein même de l’Université », au prix d’une confusion « entre propagande idéologique et travail universitaire » (FigaroVox, 22 novembre 2017). Selon une logique analogue, une directrice de recherche au CNRS affirmait plus récemment :



« On est en train de former une génération de soi-disant chercheurs convaincus que la sociologie doit être militante » (Marianne, 12 avril 2019).



Faut-il rappeller qu’Émile Durkheim affirmait dès sa thèse de doctorat : « Nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif » ? De plus, à ce compte-là, ce serait disqualifier quasiment tous les autres grands noms des sciences humaines et sociales (P. Bourdieu, A. Giddens, C. Levi-Strauss, M. Mauss, M. Mead, R. Park, A. Touraine, Max Weber, Marianne Weber, W. E. B. Du Bois, S. Hall, C. Guillaumin, etc.) qui ont articulé, d’une manière ou d’une autre, recherche et engagement. Une articulation qui, dans d’autres contextes, est vue comme nécessaire pour alimenter le débat démocratique.

« Quelqu’un voit-il une différence avec les Gardes rouges ? »

Du reste, la neutralité du Manifeste et de ses « preuves à l’appui » est loin d’être évidente. L’essentiel tient en effet dans la tension fondamentale de ce discours biface : d’un côté, l’attachement revendiqué aux valeurs de la science pure contre le militantisme et la partialité ; de l’autre, une série de jugements indéniablement idéologiques. Ainsi le véritable spectre qui hante l’Université ne serait autre que celui du « gauchisme ». Dans la droite ligne des combats de mai 1968 ou des affrontements ritualisés « gauchistes contre “fafs” », on assisterait aujourd’hui, selon un ancien recteur, « à une très forte gauchisation du corps universitaire, passé de la gauche à l’extrême gauche, notamment dans le domaine des sciences sociales » (L’Opinion, 30 octobre 2019).



Dans cette droite ligne, une variante, plus surprenante, réside dans le fait que ce discours anti-gauchisme emprunte directement sa tonalité aux combats anticommunistes de la Guerre Froide. Ces universitaires mobilisent ainsi un univers de références profondément daté. La mouvance décoloniale (que l’on croyait pourtant issue de théories états-uniennes) tirerait ses origines de la trahison des « intellectuels marxistes-léninistes » des années 1970, repositionnés sur une ligne hostile à l’Occident et favorable ou du moins tolérante vis-à-vis de l’islam politique (FigaroVox, 10 novembre 2020). Un article évoque ainsi le « temps de la Révolution culturelle » avant de demander : « Quelqu’un voit-il une différence avec les Gardes rouges ? » (L’Obs, 13 février 2020).



Bourdieu, marxisme, léninisme, maoïsme, bolchévisme : un ensemble d’auteurs, de courants et de théories sont finalement mis à l’index comme faisant partie d’un tout – un des avantages des catégories fourre-tout comme l’islamo-gauchisme, autorisant aisément les amalgames. On comprend mieux, dans ces conditions, que les théories intersectionnelles par exemple soient présentées comme des « « idéologies bulldozers » caricaturales et culpabilisantes » qui « combattent l’ « Occident » accusé d’être responsable des malheurs du monde », solidaires d’une gauche « molle »dans le déni (Le Point, 18 novembre 2020). Au vu de leur diversité et de leur complexité, il aurait fallu a minimaexpliquer précisément à quels précurseurs, textes fondateurs et processus historiques les recherches incriminées se réfèrent, et à quelle échelle (nationale ou internationale) elles se situent.



Au bout du compte, il apparaît que le Manifeste des 100, ainsi que la catégorie d’ « islamo-gauchisme » dont il se fait le relai actif, relèvent de la supercherie intellectuelle et se situent sur le terrain politique, non sans un certain succès (voir les tentatives pour contrôler l’intégrité scientifique de la recherche ou les possibilités de manifester dans les facultés). Il s’inscrit dans une offensive plus large et plus ancienne, décuplée depuis les attentats de 2015, qui dépasse de loin le champ intellectuel. La dénonciation de l’ « islamo-gauchisme » n’est pas sans rappeler celle de la « culture de l’excuse » (selon Manuel Valls) et du « sociologisme » (d’après Philippe Val), d’après lesquelles la sociologie justifie par exemple l’échec scolaire mais aussi les comportements délictuels ou criminels – confondant ce qui relève de la compréhension et de l’explication d’un côté, et le jugement de l’autre.



On serait presque tenté de voir dans le langage « preuves à l’appui » le signe non pas d’une argumentation scientifique mais d’un registre policier ou pénal, comme on mobiliserait des preuves à l’appui d’une interpellation ou d’une accusation. Qu’en est-il alors des lecteurs et auditeurs, ainsi pris à partie et mis dans une position de jurés condamnant la partie adverse ? Et, d’ailleurs, les non-spécialistes ont-ils une idée plus précise de ce que sont les théories intersectionnelles, décoloniales, post-coloniales, néoféministes, etc., après avoir parcouru le corpus des « preuves à l’appui » ?



En tous les cas, en donnant la primauté à la polémique et à la disqualification sur le débat pluraliste et contradictoire, à l’opinion sur les faits objectivés et contextualisés, le Manifeste des 100 signale une nouvelle étape dans l’offensive idéologique de disqualification de la gauche et dans la dérive de certain-es intellectuel-les (y compris issu-es de la gauche), qui tendent à voir dans les tentatives de description critique des rapports de domination à la fois un refus de la « Science » et une menace pour la « République ».



Note

[1] Voir Nicolas Roux et Pauline Perrenot, « L’université menacée par « l’islamo-gauchisme » ? Une cabale médiatique bien rodée », Acrimed, 2 mars 2021.

LES INTOUCHABLES DE L'ETAT (la vraie démocratie)

 

2/2 - La richesse produite en France s'est concentrée dans les métropoles laissant autour d'elle des poches de pauvreté : un danger pour l'unité de la République



Quartiers d'affaires à Paris ci-dessus, à Bordeaux ci-dessous


et à Lyon...


Mais où donc est passée la population laborieuse de ces villes ?

Loin, très loin des centre-villes, en grande banlieue...


La conséquence de ces transformations réalisées en une ou deux générations est un rapide changement des populations métropolitaines.

Dans la capitale girondine, il ne reste pas grand monde des Bordelais d’origine. Depuis l’abandon du port urbain de Bordeaux dans les années 19802, suivi de la rénovation de la ville dans les années 2000, le turnover a été très rapide. La mystérieuse « bourgeoisie bordelaise », réputée distante, s’est considérablement renouvelée : François Mauriac n’y retrouverait pas beaucoup son monde.

Aspirées par Paris, par d’autres métropoles ou la mondialisation, les descendants des élites d’autrefois sont souvent partis. Et que dire des classes populaires qui dessinaient l’autre visage de Bordeaux : gouailleur, parlant fort avec l’accent bordelais chantant, mâtiné de termes occitans ou espagnols. Ce petit peuple, qui vivait des activités du port, de l’industrie et du commerce du vin, a quitté la ville.

La mairie et la presse locale préfèrent évoquer les « nouveaux Bordelais », cœurs de cible des communicants de la mairie. À Toulouse, La Dépêche du Midi a calculé, il y a quelques années, que sur ses 800 000 habitants les Toulousains d’origine sont moins de 200 000, alors que la ville-centre comptait plus de 400 000 habitants dès 2000.

LA RÉPUBLIQUE EN ÉCHEC

L’impasse démocratique dans laquelle se sont engagées les métropoles a été évoquée au début de cet ouvrage. Elle touche le fondement de la démocratie politique : le scrutin électoral.

Non seulement la participation électorale est devenue faible dans les grandes agglomérations, et même de plus en plus faible ; mais cette dégradation de la légitimité des élus, acquise par le suffrage universel, est aggravée tant par l’évolution du pouvoir des maires que par les structures sociologiques de la ville. Si les métropoles votent très peu, ainsi que nous l’avons évoqué, c’est que les segments de la société qui votent le plus (classes moyennes, retraités) ont été chassés de la ville-centre au profit de populations peu ou non votantes (étudiants, immigrés récents – souvent étrangers –, sans parler des touristes).

Évoquons, en outre, la nature du pouvoir municipal.

Celui-ci est de moins en moins démocratique.

Les élus d’opposition au conseil municipal n’ont en général que le pouvoir de la parole, étant sous-payés et n’étant pas associés aux décisions ; quant à la majorité municipale, elle est presque entièrement soumise aux décisions du maire, le conseil se contentant de voter en bloc les décisions prises au préalable entre le maire, ses services administratifs, son ou ses conseillers politiques, et quelques notables ou hommes d’affaires – des non-élus donc.

Ajoutons qu’en dépit de la décentralisation, de nombreux facteurs limitatifs ont contribué à réduire la marge de manœuvre des maires ; il s’agit des communautés d’agglomération, des règlements et des normes, du caractère oligopolistique des fournisseurs aux collectivités – qui constituent un pôle majeur du capitalisme rentier à la française –, du principe de précaution et de la judiciarisation de la vie publique.

Toute la chaîne démocratique en est atteinte.



Ajoutons qu’en dépit de la décentralisation, de nombreux facteurs limitatifs ont contribué à réduire la marge de manœuvre des maires ; il s’agit des communautés d’agglomération, des règlements et des normes, du caractère oligopolistique des fournisseurs aux collectivités – qui constituent un pôle majeur du capitalisme rentier à la française –, du principe de précaution et de la judiciarisation de la vie publique.

De tout cela résulte une baisse conséquente de la participation au vote, car les électeurs ont compris cette dégradation du pouvoir municipal.

De grands « élus » municipaux, parfois présentés en « barons » ou en « princes » régionaux, ne sont élus que par des minorités.

Dans les communes de Lille, Bordeaux ou Grenoble, dont la ville-centre est de taille modeste au regard de l’agglomération dans son ensemble, le maire n’est souvent l’élu que d’une infime partie de la population.

Alain Juppé a été élu en 2014 par 46 489 électeurs, soit 33,1 % des inscrits de Bordeaux, mais 5,9% de la population de l’agglomération ; le maire de Montpellier, Philippe Saurel, a été élu avec 29 928 voix, soit 20,55% des inscrits, mais 6,64% des habitants de l’agglomération.

En 2020, Martine Aubry a été réélue maire de Lille par 15 389 voix, ce qui représente 12,36% des inscrits, mais 1,31% des habitants de Lille Métropole.

À de tels niveaux, la distorsion démocratique est presque rédhibitoire, même si tout semble continuer comme avant. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que la couleur politique des métropoles puisse changer de manière difficilement prévisible, puisque tout dépend d’une petite cohorte de votants.

Forts de leurs principes démocratiques réaffirmés, les nouveaux maires écologistes de 2020 veulent-ils renouveler les pratiques et l’ancrage de la citoyenneté municipale ?

Leurs premiers gestes et déclarations permettent d’en douter.

Après Anne Hidalgo en 2019 à Paris, Pierre Hurmic à Bordeaux et Jeanne Barseghian à Strasbourg ont décrété « l’état d’urgence climatique ».

Mais sans base juridique, ce projet vise à « défendre une limitation des libertés au nom du changement climatique [ce qui] n’est pas liberticide » (selon l’élue insoumise Manon Aubry)3.

Libertés d’éclairages, de chauffage, de déplacement, de consommation, etc. seront désormais soumises à des réglementations contingentes spécifiques.

Pourtant, si ces nouveaux élus se présentent en apôtres de la « démocratie participative », il y a un fossé avec leurs pratiques concrètes. Ces adeptes du « collectif » gouvernent leur ville et les métropoles entourés de leurs seuls proches : « Pierre Hurmic à Bordeaux, Grégory Doucet à Lyon ou, encore, Jeanne Barseghian à Strasbourg n’ont attribué qu’à des proches les postes de décision stratégiques, notamment les délégations des intercommunalités 4». Et la journaliste du Figaro Judith Waintraub d’ajouter : « Pierre Hurmic assume de ne pas partager le pouvoir à Bordeaux ».

Partition des électorats, faible appétence des électeurs, dérive technocratique du pouvoir municipal, dilution du pouvoir et des responsabilités, la liste est longue des maux de la crise de la République municipale qui gouverne les métropoles ; cela est d’autant plus fâcheux que leurs maires sont cités en exemple et érigés en interlocuteurs naturels de l’État.

Eu égard à la place conquise par les métropoles dans la production des richesses, dans la reconfiguration de l’espace national et social du pays, il n’est pas abusif de dire que leurs manquements démocratiques sont un grave symptôme de la crise de la République.

Notes :

1: Les lignes suivantes sont issues de son ouvrage.

2 : Pierre Guillaume, « Bordeaux oublie son port », in Guy Saupin, Villes atlantiques dans l’Europe occidentale du Moyen Âge au XXe siècle, Rennes, PUR, 2006, p.419-427.

3 : Judith Weintraube, « Les folies des nouveaux maires écolos : leurs obsessions, leur idéologie, leurs dégâts », Le Figaro, 4 septembre 2020.

4 : J. Waintraub, op. cit., 4 septembre 2020.


1/2 - La richesse produite en France s'est concentrée dans les métropoles laissant autour d'elle des poches de pauvreté : un danger pour l'unité de la République




Description d'un phénomène de classe, fruit de la mainmise de l'oligarchie financière mondialisée
sur la France et son peuple


La métropolisation est une tendance lourde de nos sociétés. Né aux États-Unis, ce phénomène de concentration de la production de richesses dans de très grandes agglomérations a gagné la France au cours des dernières décennies et l’a profondément transformée.

La métropolisation a conduit à une éviction des classes moyennes et populaires des métropoles, renvoyées dans une France périphérique appauvrie.

La crise des Gilets jaunes a mis en lumière les dommages démocratiques de cette partition sociale et territoriale. C’est la thèse de Pierre Vermeren, professeur d’histoire contemporaine à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, qui vient de publier dans la collection Le Débat chez Gallimard L’impasse de la métropolisation.

L’historien souligne que la conquête électorale des métropoles par l’écologisme politique paraît relever davantage d’un réflexe de fermeture sur soi que d’une prise en compte du problème posé.


La nouvelle économie de services à la française a détruit l’ancien modèle économique. Les chiffres sont spectaculaires. En un demi-siècle, l’emploi industriel a régressé de plus de 40% à 10% de la main-d’œuvre et l’agriculture s’est effondrée de 15% à 2% des emplois.

Cette fuite en avant vers l’économie tertiaire et financière touche tout le territoire et toutes les activités. Toutefois, elle est particulièrement marquée dans les métropoles, celles-ci ayant peu à peu répudié leurs activités industrielles, une tendance qui ne faiblit pas.

Citons l’arrêt de l’usine AZF à Toulouse en 2001, qui fait suite à la première grande catastrophe industrielle du siècle, ayant tué 31 personnes, blessé 2 500, et fait 2 milliards d’euros de dégâts ; la fermeture de l’usine PSA d’Aulnay-sous-Bois en 2013 et des dernières grandes usines Nexans et SITL à Lyon de 2013 à 2015 ; ou la fermeture de l’usine Ford de Blanquefort-Bordeaux en 2019.

Les deux exceptions sont – jusqu’à la Covid – le grand port de Marseille-Méditerranée et les industries aéronautiques à Toulouse et Bordeaux, même si ces dernières sont autant des industries de cadres que de main-d’œuvre.

UNE ÉCONOMIE DE CADRES TRÈS PRODUCTIVE…

Les métropoles sont devenues des bassins d’emplois presque exclusivement tertiaires, avec un très fort taux d’encadrement, ce qui est un paradoxe pour des villes qui furent presque toutes de grandes cités ouvrières : Paris, ancienne capitale industrielle de la France ; Lyon, la ville des soyeux, des canuts et de la chimie ; Lille-Roubaix-Tourcoing, capitales du textile ; Marseille, Bordeaux et Nantes, anciennes capitales portuaires et d’industries navales. Cette page définitivement tournée, les capitaux bancaires et industriels ont été reconvertis dans les activités tertiaires les plus rentables.

C’est le rêve de « l’entreprise sans usines », cher à l’ancien PDG d’Alcatel, Serge Tchuruk. Quand il l’énonça en 2000, ce fut un choc : mais sa prédiction, qui était alors le vœu secret de la technostructure française, s’est autoréalisée.

Pour contourner le coût du travail élevé en France, dû aux charges sociales et au haut niveau de contestation sociale, les capitaux ont délaissé la productions des biens matériels au profit des services immatériels. Ce choix ne fut celui ni de l’Allemagne ni celui du Japon, ce qui oblige à y reconnaître un choix délibéré. Les cadres sont apparus comme politiquement plus sûrs que les ouvriers, et leur valeur ajoutée plus performante.

Ainsi se sont à la fois multipliés dans les métropoles – prestige et confort obligent – les services aux entreprises et les services à la personne, qu’ils soient marchands ou non marchands. Ainsi, l’hôpital public se développe en même temps que les cliniques privées, et les universités publiques aux côtés de grandes écoles privées. On pourrait rétorquer que l’État a créé et réparti des universités et des hôpitaux sur tout le territoire. Mais les services hospitaliers de pointe sont aussi concentrés dans les CHU, qui accueillent aussi les médecins les mieux rémunérés, les professeurs d’université et les étudiants et diplômés les mieux classés.


Car la métropolisation concentre les emplois privés de cadres dans ces régions urbaines. La fin des usines a entraîné la grande migration des ingénieurs vers les agglomérations. Depuis le tournant du siècle, ce mouvement touche aussi les architectes, les médecins, et les professions libérales en général.

Certes, les services à la personne comme le tourisme ou l’hôtellerie-restauration mêlent des emplois de main-d’œuvre sans qualification, mal rémunérés, et des emplois à haut revenus : mais la particularité des métropoles est qu’elles ont réussi – comme pour la médecine – à capter la plupart des emplois les mieux rémunérés.

Dans la fonction publique, le tertiaire de commandement a trouvé refuge dans ces métropoles ; et dans le secteur concurrentiel, le mouvement est encore plus marqué. L’État doit en effet maintenir des emplois de cadres, même en petit nombre, dans tous les départements, que ces emplois soient universitaires, hospitaliers, militaires, judiciaires ou liés au réseau de la préfectorale. Mais la balance n’est pas équilibrée. 85% à 90% des énarques résident à terme en Île-de-France, ce qui reflète la réalité de l’organisation et de la centralisation de l’État. De même, les emplois les mieux rémunérés de la fonction publique territoriale se concentrent dans les capitales régionales, qui sont en majorité des métropoles depuis la réforme de François Hollande. Or la question est plus large.

À Paris, presque la moitié de la population est désormais composée de cadres supérieurs, soit 44% : cette proportion considérable se réduit au fur et à mesure que l’on s’éloigne de Paris et du cœur des métropoles. Elle tombe à 37,5% dans les Hauts-de-Seine (petite couronne), 30% dans les Yvelines (grande couronne) et à moins de 10% dans les départements du Cantal ou de la Lozère, parmi les plus ruraux de France.

À s’en tenir aux cadres du secteur public, l’écart serait moins important. Mais, dans le secteur privé, ce serait pire. Car la métropolisation concentre les emplois privés de cadres dans ces régions urbaines. La fin des usines a entraîné la grande migration des ingénieurs vers les agglomérations. Depuis le tournant du siècle, ce mouvement touche aussi les architectes, les médecins, et les professions libérales en général. Cela tient, pour partie, à la féminisation de ces métiers, à leur concentration dans des structures plus larges (cabinets d’avocats ou d’architectes remplacent les indépendants d’autrefois), mais surtout à la concentration des richesses produites dans les métropoles.

La richesse attire les cadres car elle peut les rémunérer selon leurs attentes, et ils la font croître en retour.

La puissante catégorie sociale des cadres, passée en soixante ans de 5 % à 15-17% des actifs, ce qui, en 2020, représente 4,7 millions de personnes (famille non comprises), réside aux deux tiers dans les métropoles. Ce fut l’objectif des maires de Nantes, Bordeaux ou Toulouse que d’attirer dans leur ville ces actifs haut de gamme, désireux de quitter Paris et ses nuisances pour s’installer dans une grande ville de province. Non seulement ils démontrent par leur choix l’attractivité de la ville choisie, mais ils renforcent tous les mécanismes ardemment souhaités par les municipalités (montée des prix de l’immobilier, gentrification, élargissement des bases fiscales, image de marque, création de richesses et de nouvelles entreprises, etc.).

Cette dynamique de métropolisation repose principalement sur la mobilité des hauts emplois de services (public ou privé). Elle se traduit par la constitution de milieux sociaux et de vie homogènes, comme l’Ouest parisien, le centre de Bordeaux, le centre et la banlieue ouest de Lyon, les quartiers du centre et sud de Marseille et, de l’autre, par la concentration des administrations et des entreprises à forte valeur ajoutée. CHU, grandes écoles et universités offrent localement des services à la personne (formation, santé, entre autres), tandis que dans les entreprises de services aux entreprises (informatique, communication, publicité, banques, finance, conseil, etc.) accroissent les revenus, les ressources fiscales et les investissements.

En 2019, les douze métropoles françaises produisent plus de la moitié du PIB national, alors qu’elles n’occupent qu’une infime partie du territoire, près de 5% (dont 2,5% pour l’Île-de-France). Elles hébergent les deux tiers des cadres français, ce qui est leur atout maître, dont un tiers en Île-de-France, et le second dans les onze autres (Lyon, Marseille/Aix, Lille, Bordeaux, Toulouse, Nantes, Strasbourg, Rennes, Montpellier, Nice et Grenoble).

Certaines, comme Paris et Nice, abritent en outre une grande proportion de cadres retraités, ce qui contribue à l’économie générale du système métropolitain. Il s’ensuit un grand déséquilibre dans la production des richesses, la distribution des activités et des revenus au sein de l’espace national, plaçant les deux tiers des départements français dans une situation de dépendance chronique au sein du grand système national de redistribution, assuré par l’État et les organismes sociaux.

L’HÉCATOMBE DES CLASSES POPULAIRES URBAINES

La partition territoriale qui sépare aujourd’hui les classes sociales françaises aisées de la majeure partie du peuple n’épuise pas la métropolisation comme prince de réorganisation de la société. Il serait faux et naïf de penser que la bourgeoisie française et les haut des classes moyennes peuvent se passer des classes populaires.

Certes, le gros des classes populaires françaises a dû quitter le monde de la production, tant agricole (par excès de modernisation) qu’industrielle (par excès de délocalisation).

L’artisanat a été réduit à sa plus simple expression par la standardisation, et l’industrialisation du bâtiment par la mode du jetable et par l’obsolescence programmée. Pourquoi recourir à des réparateurs ou à des couturières quand on jette, et à des peintres quand sa maison est équipée de PVC ?

Mais cela laisse intacts les services à la personne (nettoyage, aide aux enfants ou aux personnes âgées, restauration) et certains services aux entreprises (gardiennage, entretien des locaux et des espaces verts).

Dans le grand chambardement territorial traversé par la France des années 1970 aux années 2000, les classes populaires ont quitté l’Île-de-France puis certaines métropoles pour se réinstaller assez loin : dans des zones rurales comme en Bretagne, dans des villes petites et moyennes, mais surtout dans le péri-urbain, à quelques dizaines de kilomètres de la ville-centre.

La pavillonisation de l’habitat les a matériellement éloignées des bassins d’emploi des services à la personne ou aux entreprises. Or pour garder un enfant, il faut être disponible dès huit heures du matin ; pour ranger et préparer les restaurants, la fin de soirée est nécessaire ; pour nettoyer l’avenue des Champs-Élysées ou les transports en commun, on doit travailler en pleine nuit.

Les employeurs ont besoin d’une main-d’œuvre de proximité et à faibles salaires.

Or travailler de nuit à vingt ou quarante kilomètres de chez soi, surtout si l’on doit utiliser sa voiture personnelle – cité pavillonnaire oblige – pour un Smic ou à peine plus, n’a aucun intérêt économique.

Il est souvent dit que « les Français » refusent de faire des métiers dégradants, ce qui rend nécessaire un flux migratoire constant vers les métiers et secteurs « sous tension ».

Cette explication, qui fait l’impasse sur la métropolisation, est biaisée : les prix de l’immobilier des métropoles se sont envolés en une génération – à l’inverse de l’Allemagne –, croissant deux à trois fois plus que les salaires versés ; poussées par la désindustrialisation, les classes populaires ont été chassées des villes.

Il existe des exceptions, nonobstant le fait que certaines familles ont grimpé dans l’échelle sociale pour s’intégrer aux élites. Mais en général, à cause du chômage, de la transformation de l’environnement – devenu trop cher, ou non conforme aux habitudes antérieures –, ou pour défaut de famille nombreuse, les anciennes classes populaires n’occupent plus les logements sociaux. Beaucoup ont même quitté ceux qu’elles occupaient.


Une fois réalisé leur déménagement hors de la métropole, et réinstallées en pavillon ou dans une petite ville, il n’y a plus de retour possible. Ainsi sont partis les « déplorables », pour pasticher une citation de Hillary Clinton évoquant les électeurs populaires de Trump.

Le centre des métropoles – tantôt livré à la rénovation (quartiers Saint-Michel à Bordeaux, de la Gare de Lyon à Paris), à la construction de quartiers résidentiels (quartiers de la BNF à Paris rive gauche ou des bassins à flots à Bordeaux), de bureaux ou d’activités diverses (Euroméditerranée à Marseille, quartier des gares à Lille) – incite ou contraint les classes populaires subsistantes à quitter leurs quartiers de naissance ou de résidence.

Une fois réalisé leur déménagement hors de la métropole, et réinstallées en pavillon ou dans une petite ville, il n’y a plus de retour possible.

Ainsi sont partis les « déplorables », pour pasticher une citation de Hillary Clinton évoquant les électeurs populaires de Trump.

De nouvelles populations s’installent dans les quartiers réaménagés, répondant aux souhaits des municipalités des grandes villes. Celles-ci veulent attirer des CSP+, ces cadres pouvant répondre à la hausse des prix de l’immobilier, et dont les modes de vie sont conformes aux nouvelles attentes : la salle de sport remplacera le bistrot, et l’onglerie ou le magasin bio la charcuterie ou la droguerie d’antan.

En outre, certaines populations mobiles, comme les touristes ou les étudiants, sont ciblées. Car la gentrification n’est pas subie mais voulue.

Nous reviendrons, plus tard, sur cet aspect difficile à aborder : dans une capitale régionale en pleine expansion, soucieuse de son image de marque et désireuse de satisfaire ses nouveaux habitants, pourquoi s’embarrasser de gens à « problèmes » ?


Les foyers de handicapés, les maisons de retraite, les hôpitaux, les trop grandes familles, voire les enfants, la pauvreté d’une manière générale sont des problèmes pour les édiles : cela coûte cher et occupe un personnel communal important, cela crée des servitudes, de sorte qu’à l’exclusion des ouvriers et employés indispensables au confort de ses habitants, la grande ville est tentée d’externaliser ces habitants ou ces activités vers la banlieue, voire sa grande banlieue.

La nouvelle géographie de la localisation des EHPAD et des nouveaux équipements liés à la mort (arboretum funéraire, centres de crémation, chambres mortuaires, pompes funèbres) dans les métropoles serait très éclairante.
Pierre Vermeren


« Le communisme est toujours déjà à l’ordre du jour »



Entretien avec Étienne Balibar, philosophe, professeur émérite de l’université Paris-Nanterre, professeur affilié au département d’anthropologie à l’université de Californie, professeur associé à l’université Columbia et professeur au Centre de recherche en philosophie européenne moderne (CRMEP) à l’université Kingston de Londres. Entretien avec Pierre Chaillan.


Pourriez-vous nous dire d’abord pourquoi vous avez souhaité être partie prenante de cet anniversaire et de ce hors-série exceptionnel de l’Humanité ?


On ne refuse pas l’honneur de s’exprimer dans le journal de Jaurès et de générations de militants, surtout dans une période aussi critique que celle que nous traversons maintenant. C’est aussi une occasion privilégiée de contribuer à la discussion entre tous ceux qui, dans notre pays et ailleurs, refusent l’injustice de la société capitaliste et aspirent à une révolution communiste. Le contenu et les voies de celle-ci doivent néanmoins être repensés pour être à la hauteur des conditions de notre temps, en tirant les leçons d’un passé où figurent tout à la fois les actions les plus héroïques, de grandes luttes d’émancipation et les pires erreurs ou même des crimes contre l’humanité. J’ai appartenu au Parti communiste français et je ne me renie pas. J’en suis venu à questionner non seulement telle ou telle orientation, mais la « forme-parti » elle-même comme support de l’action révolutionnaire. Du moins comme support« exclusif ». Une forme qui d’ailleurs prête à d’extraordinaires variations. Ce qu’on appelle aujourd’hui parti n’a rien à voir avec ce que Marx et Engels entendaient par là dans le Manifeste de 1848, à savoir un mouvement politique d’ensemble de la classe exploitée reposant sur de multiples formes de solidarité. Et si vous regardez quels partis se disent communistes aujourd’hui, vous avez d’un côté une formation politique de gauche comme le PCF, insérée à la fois dans la lutte des classes et dans le pluralisme démocratique bourgeois, de l’autre côté un parti unique d’État qui conduit la Chine vers l’hégémonie mondiale en construisant un modèle remarquablement efficace de capitalisme autoritaire. On ne peut pas imaginer plus grand écart, et pourtant ces deux partis communistes ont été fondés à moins d’un an d’intervalle, sur la lancée de la révolution d’Octobre. C’est ce type de contradiction, où se concentre toute l’histoire du siècle, qu’il nous faut analyser en même temps que nous cherchons à faire passer dans la réalité notre engagement révolutionnaire.

À propos d’engagement révolutionnaire, justement, de nombreux mouvements contestent aujourd’hui le capitalisme. De multiples expériences et actions s’appuient sur des rapports non capitalistes et peuvent même se définir comme communistes ou s’inscrivant dans une « visée communiste ». Dans votre dernier livre [1], vous parlez d’« insurrections » et considérez la révolution comme un processus. Est-ce là votre conception du communisme ?

Dans mon livre, j’ai dit deux choses. D’une part, face à la catastrophe affectant les vies de milliards d’êtres humains, dans laquelle se combinent les ravages d’un capitalisme sans contrôle avec la destruction de l’environnement, il faut travailler à un programme « socialiste » pour l’humanité du XXIe siècle, dans lequel se rejoindraient des régulations économiques et environnementales planétaires, des insurrections populaires et des utopies concrètes, expérimentant à petite ou grande échelle de nouveaux modes de vie en commun. D’autre part, un tel programme, dès lors qu’il implique des redistributions massives de ressources, de travail et de pouvoir, n’a de chance de se réaliser que s’il est porté et propulsé par une « subjectivité communiste », une capacité d’action collective révolutionnaire, multiple dans ses formes mais convergeant vers l’imagination d’un autre monde. Or ces deux aspects se rencontrent autour du thème de l’insurrection. C’est le terme-clé dont tout dépend. S’il n’y a pas d’insurrection contre l’ordre existant, rien ne peut évoluer, sinon vers le pire. Mais, justement, il y en a, nous en observons dans toutes les parties du monde et sous de multiples formes, y compris chez nous et chez nos voisins du Sud. Cela dit, la pratique insurrectionnelle pose de redoutables questions, qu’il s’agisse de sa durée, de son unité, de son extension au-delà des frontières, de son caractère démocratique, de ses capacités d’alliance et d’innovation institutionnelle, de son rapport à l’exercice du pouvoir d’État… Je serais tenté de dire que ces questions sont la matière même d’une politique communiste.

La crise sanitaire que nous sommes en train de vivre est venue se surajouter à la crise environnementale et à la crise économique et sociale. En quoi le « capitalisme absolu » nous mène-t-il, comme vous le dites, vers une catastrophe ?

Le terme de crise est problématique, parce qu’il se décline sur plusieurs registres : politique, économique et social, moral ou civilisationnel, qui ne vont pas automatiquement de pair. Son application dépend du point de vue (en particulier de classe) auquel on se place. La crise des uns n’est pas automatiquement celle des autres. Pendant plus d’un siècle, les marxistes, imbus d’une conception déterministe de l’économie et de l’histoire, ont cru qu’une crise générale du capitalisme ouvrait la voie à la transformation de la société, pourvu qu’une force politique dotée de « conscience » sache s’en saisir. Marx a écrit que « l’humanité ne se pose que des problèmes qu’elle peut résoudre ». Rien n’est moins sûr, hélas. Déjà Gramsci avait noté que les institutions du passé peuvent être en voie d’écroulement, sans que pour autant les conditions d’une relève salvatrice soient données. Nous prenons conscience du fait qu’il existe un capitalisme « extractif » qui se nourrit des formes mêmes de sa crise, dans une permanente fuite en avant facilitée par des innovations financières. C’est un des sens qu’on peut attacher à l’expression de capitalisme absolu. L’autre sens, c’est que ce capitalisme a « marchandisé » tous les aspects de l’existence, non seulement la production, mais la reproduction de la vie, la recherche scientifique, l’éducation, l’art, l’amour… Dès lors, il ne se maintient qu’au prix d’un contrôle politique et idéologique de chaque instant, ce qui veut dire aussi une très grande violence et une très grande instabilité. Mais la catastrophe, c’est encore autre chose. Je n’aime pas les discours apocalyptiques, mais je pense qu’il faut cesser de parler au futur des effets du réchauffement, de la pollution ou de la destruction de la biodiversité (dont le Covid-19 semblerait être une conséquence directe), comme s’il s’agissait d’une « catastrophe imminente » que nous aurions les moyens de « conjurer » (Lénine). Il faut en parler au présent, puisque nous sommes dedans, irréversiblement. Notre problème n’est plus de revenir à la vie d’autrefois dans le monde d’autrefois, mais de faire surgir des alternatives, dont certaines sont plus vivables et plus équitables que d’autres. Car, naturellement, la catastrophe n’affecte pas tout le monde de la même façon… Socialisme et communisme sont des termes hérités de l’histoire, dont nous avons à nous demander comment ils permettent d’affronter à la fois la violence du capitalisme absolu et les conséquences de la catastrophe environnementale, qui, bien entendu, ne sont pas séparables.

Vous êtes donc bien d’accord que ce qui est à l’ordre du jour, c’est de penser le post-capitalisme ?

Naturellement je suis d’accord, mais par rapport à la tradition marxiste dont nous venons, je pense qu’il faut une autre conception du temps historique, et de la façon dont s’y insère la politique. C’est aussi cela que signale la nouvelle articulation des notions de « socialisme » et de « communisme », qui ont été longtemps en concurrence pour désigner ce post-capitalisme, mais avaient fini par être associées dans un schéma linéaire : le socialisme comme « transition au communisme », autrement dit d’abord le purgatoire et ensuite le paradis… J’ai l’air d’ironiser, mais tout cela était très sérieux et même tragique. Dans l’URSS stalinienne, on pouvait aller au goulag pour une mauvaise interprétation des « phases de transition », du « dépérissement de l’État », etc. Le plus intéressant, cependant, dans les débats qui ont suivi la révolution d’Octobre, je pense aux élaborations de Lénine dans la période de la NEP et à la façon dont elles ont été repensées par quelqu’un comme Robert Linhart, c’est l’idée d’une « transition sans fin prédéterminée », soumise en permanence aux aléas de ses propres rapports de forces internes. L’enjeu est l’équilibre instable de l’étatique et du non-étatique, du marchand et du non-marchand. À quoi j’ajouterais aujourd’hui impérativement celui de la croissance et de la décroissance, de l’industrialisation et de la désindustrialisation. Contrairement aux aperçus d’Althusser dans ses derniers textes, aux positions très élaborées de Lucien Sève ou d’Antonio Negri, chacun à sa façon, je n’en conclus pas qu’il faut se débarrasser de la catégorie de socialisme pour « mettre le communisme à l’ordre du jour ». Le communisme est toujours à l’ordre du jour, parce que, sans lui, comme force agissante, rien ne se passe. Mais le socialisme, après avoir représenté une « alternative étatique » au capitalisme, qui lui a permis de se transformer en capitalisme absolu, pourrait nommer un « renversement historique » de ses tendances destructives, sous l’effet de luttes de classes et de mouvements insurrectionnels suffisamment puissants. À moins qu’on ne trouve un meilleur nom.

Vous prenez donc à votre compte la formule de Marx, dans la célèbre thèse sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes façons, il s’agirait de le transformer… »

Oui, je m’en inspire en effet, mais à une double condition. La première, c’est de la dégager de toute compréhension volontariste. On ne décide pas de « transformer le monde », mais on s’engage de toutes ses forces, avec d’autres, dans un processus de transformation déjà en cours, qui n’est pas déterminé d’une façon unique, pour y « faire une différence » qui peut-être changera tout. Ici je m’inspire de Ernst Bloch, qui a donné l’une des lectures les plus profondes des Thèses de Marx : il ne peut y avoir de transformation du monde que sur la base d’une transformabilité, d’un incessant « devenir autre » de ce monde, et non pas d’une opposition simple, non dialectique, entre le statu quo et le changement. La seconde condition, c’est de ne pas lire l’antithèse interprétation-changement comme une alternative absolue. L’histoire nous a appris que si on n’interprète pas, c’est-à-dire si on ne prend pas le risque de l’analyse, de la théorie et de l’imagination, on ne transforme rien, ou on transforme pour le pire. Marx doit nous servir à cela, mais bien d’autres ressources sont nécessaires, dont certaines peuvent le contredire, en particulier sur sa conception évolutionniste de l’histoire : Spinoza, Nietzsche, Max Weber, Walter Benjamin, Freud, Foucault, Arendt, Spivak, Mbembe… Ce n’est que mon échantillon personnel.

Mais, au bout du compte, vous n’avez pas bien précisé quelle était votre conception du communisme, ou vous en êtes resté à l’idée d’une « subjectivité collective agissante », sans lui donner un sens. Les lecteurs risquent d’être déçus… Alors, qu’en est-il ?

C’est qu’il fallait d’abord tenter de débrouiller la question du « post » dans le post-capitalisme, d’expliquer pourquoi il est urgent, dans un contexte de catastrophe, de lui opposer des alternatives radicales, tout en sachant qu’on n’en aura pas fini avec lui dans un avenir prévisible. Cela veut dire en particulier que je ne crois pas que le communisme désigne un « mode de production » comme un stade de l’histoire de l’humanité. Je crois que le communisme est une praxis et un mode de vie. Il nomme le fait que les individus se battent pour surmonter « l’individualisme », la façon dont la société bourgeoise les oppose les uns aux autres dans une concurrence féroce qui traverse tous les rapports sociaux, depuis le travail jusqu’à l’éducation et à la sexualité. Mais, ce point est décisif, ils se battent sans dissoudre pour autant leur subjectivité dans une identitéou dans une appartenance communautairedonnée, qu’elle soit de type ethnique, religieux ou même politique. Marx est proche de cette idée dans ses textes de jeunesse, à peu près contemporains des Thèses sur Feuerbach. On voit bien qu’elle désigne plutôt un problème qu’une solution, car il s’agit d’une sorte de cercle carré, ou d’une unité de contraires. Et c’est ce qui en réalité fait sa force. On peut entendre ainsi en particulier la fameuse phrase de l’Idéologie allemande qui « définit » le communisme comme « le mouvement réel qui abolit l’état de choses existant ». Les déterminations qu’il a ajoutées ensuite, qu’il s’agisse de substituer le « commun » à la propriété privée, d’étendre la démocratie au-delà des formes bourgeoises de la délégation de pouvoir, de surmonter la division du travail manuel et intellectuel, enfin et surtout l’internationalisme (et donc l’antimilitarisme et l’antiracisme), ont à la fois pour effet de traduire l’idée du communisme en objectifs politiques et de lui conférer une signification anthropologique, c’est-à-dire de l’étayer sur tous les rapports qui unissent les humains entre eux mais aussi les répartissent en « maîtres » et « esclaves ». Et de ce point de vue, la liste est ouverte. Le mouvements des femmes, le post-colonialisme, le décolonialisme et l’écologie dans leurs différents intersections, ont ajouté des dimensions à la question que posait Marx, tout en créant des difficultés pour une anthropologie qui était essentiellement, sinon uniquement, centrée sur l’homme en tant que « producteur ». Voilà ce que j’ai à l’esprit quand je parle de « subjectivité collective agissante », réfléchissant au présent sur les conditions de son action. C’est pourquoi j’ai toujours tenté de substituer à la question « Qu’est-ce que le communisme ? », qui est une question abstraite et métaphysique, la question « Qui sont les communistes ? », et mieux encore : « Que faisons-nous,les communistes, quand nous nous battons pour changer la vie ? »

Cet entretien a été publié dans le hors-série Besoin de communisme édité par l’Humanité le 10 décembre 2020.

Gérard Streiff: L’adage d’Allay




Chaque année, en cette saison, tombe le classement des ultrariches dans le monde réalisé par le journal Forbes. Les millionnaires (en dollars) représentent 51 millions d’adultes, soit 1 % de la démographie mondiale, riches de 173 300 milliards de dollars ou 43 % de toute la richesse patrimoniale.

On apprend dans le même temps que 2,7 milliards d’adultes possédant moins de 10 000 dollars chacun (soit 5 milliards au total) représentent 53 % de la population et 1,4 % de la richesse. 

C’est pourtant cette dernière catégorie qui est le plus volontiers ponctionnée par leurs États, selon l’adage d’Alphonse Allay :« Il faut prendre l’argent où il se trouve : chez les pauvres. D’accord ils n’en ont pas beaucoup mais ils sont si nombreux ! »

Téléchargez la nouvelle attestation de déplacement pour le couvre-feu à 21h





Voici la nouvelle attestation de déplacement pour le couvre-feu à 21h à télécharger et à présenter remplie aux forces de l'ordre en cas de contrôle.


Bien qu'un début de déconfinement est entré en vigueur ce 19 mai avec la réouverture partielle des terrasses des bars et des restaurants, des cinémas et autres commerces, un couvre-feu est toujours en place sur tout le territoire.

Il est donc interdit de se déplacer entre 21h et 06h du matin sans être doté d'une nouvelle attestation de déplacement dûment remplie.

Cette dernière est à télécharger ici.

Selon le plan de déconfinement dessiné par le Président, le couvre-feu sera déplacé à 23h le 9 juin et devrait être totalement supprimé le 30 juin, si la situation le permet.



Fabien Roussel: Il faut redonner des moyens à la police comme à tous les services publics

 

"Reprendre le pouvoir !" : François Boulo nous montre le chemin (video)

 


Dîners clandestins et «privilèges» des puissants: «les Français en ont ras-le-bol», prévient Boulo


Il vient de publier Reprendre le pouvoir (éd. Les Liens qui libèrent), son «manuel d’émancipation politique».
«J’ai essayé de décrire le néolibéralisme, mais sans partir de l’idéologie ou de la description qu’en font les intellectuels. Je suis parti de la pensée concrète des gens. De ce que j’entendais dans les débats, dans la rue, au bistrot, avec mes amis, etc.», explique l’avocat.

Son but? Démonter «les arguments, les poncifs, les idées reçues» que, selon François Boulo, «l’on entend en permanence». «C’est toujours cinq principes économiques. D’abord, seule la croissance peut permettre d’augmenter le pouvoir d’achat des citoyens. Ensuite, la concurrence, avec la pensée que l’État ne sait pas gérer et que seuls le marché et le secteur privé sont performants et efficaces», analyse-t-il. Et d’enchaîner sur la question de la dette en se moquant des néolibéraux: «Mon Dieu, la dette, notre pays est en faillite, les générations futures… Il faut rembourser! C’est la catastrophe.»

«On ne peut pas débattre de certains sujets»

Le porte-parole des Gilets jaunes à Rouen évoque également la question fiscale. François Boulo résume la contribution néolibérale à la réflexion sur… les contributions: «On ne peut pas augmenter les impôts des plus riches, car sinon ils vont fuir le pays et l’économie va s’effondrer.» «Puis vient enfin la flexibilité qui veut que le marché du travail soit trop rigide et inflexible et qu’il faille donc le libérer pour libérer les énergies», poursuit l’avocat.



Dans Reprendre le pouvoir, François Boulo s’attèle à démonter ces arguments, clé selon lui pour que les masses comprennent le système «qui les écrase». Une étape cruciale pour l’auteur dans la «reprise du pouvoir» par le peuple. Mais la création d’une «vision commune» ne sera pas simple. François Boulo le sait: «Dans le livre, j’évite les sujets qui divisent et qui fâchent.»

Quand on lui fait remarquer que l’immigration ressort régulièrement dans les sondages comme une source d’inquiétude pour beaucoup de Français, François Boulo se défend d’éluder le problème, mais assume sa stratégie:
«Le livre ne traite pas certains problèmes, car, en l’état, du débat public, on ne peut pas débattre de certains sujets puisque la rationalité ou la nuance ne sont plus permises.»

L’avocat a pris le parti de parler des sujets «sur lesquels on peut se mettre d’accord». En particulier sur le fait que la politique actuelle, menée «au profit des 0,1% des plus riches, asservit les peuples et détruit la nature».
Le symbole du Gilet jaune n’est plus rassembleur

Un rassemblement massif derrière une telle idée pourrait-il mener à un retour en force des Gilets jaunes? L’avocat confesse qu’il n’y croit pas trop. Cela serait de toute façon «une mauvaise idée» selon lui parce que «la propagande médiatique a fait son œuvre»: «Aujourd’hui, les Gilets jaunes sont systématiquement associés aux complotistes ou aux casseurs. Force est de constater que cela a pris dans une partie de la société française. Le symbole du Gilet jaune n’est plus rassembleur.»

Alors comment faire? «Ce qui compte, c’est d’obtenir le changement de politique», martèle l’essayiste. Et ce «dans le sens des revendications historiques des Gilets jaunes»: «Au niveau démocratique avec le référendum d’initiative citoyenne et une meilleure répartition des richesses, ce qui veut dire lutter contre l’injustice fiscale et sociale.»


François Boulo sait que ce combat prendra du temps. Il ne croit d’ailleurs pas à l’émergence d’un mouvement social de grande ampleur dans un futur proche:
«Si je dois formuler des prédictions, avec toutes les réserves que cela implique, je pense qu’il va être compliqué de mobiliser dans cette période. Beaucoup de gens ont peur pour leurs intérêts économiques. Je parle là des gens de base qui ont peur de perdre leur emploi, de voir leur entreprise fermer.»

Mais, comme le précise François Boulo, «cela n’empêche pas de se mobiliser»:
«Si demain se trouve avoir lieu une mobilisation sur les thématiques des Gilets jaunes, je serai dans la rue.»

Bien que le Normand ne croie pas à l’imminence d’une révolte populaire, il ne compte pas rester les bras croisés: «Je pense que l’on va pouvoir se saisir de cette période où il va se passer beaucoup de choses pour faire progresser les idées. Il va y avoir une écoute de plus en plus importante des résistants "mous", de ceux qui, pour le moment, sont encore centrés sur leurs avantages corporatistes. Peut-être qu’ils vont vouloir se mettre à comprendre le système qui est en cause et qui explique pourquoi on en est là», ajoute-t-il.

François Boulo l’assure:
«Une partie des endormis va se réveiller par la force des choses. Ils vont se retrouver dans une situation tellement inextricable sur le plan financier et matériel qu’ils vont, comme les Gilets jaunes, ne pas avoir le choix que d’essayer de comprendre pourquoi ils en sont là.»

Suppression de l’ENA ? Démagogie



                             

Lors de la première annonce d'Emmanuel Macron de supprimer l'ENA j'avais publié dans l'Humanité du 19 avril 2019 l'article suivant que je n'ai aucune raison de modifier sinon pour souligner le caractère démagogique d'un projet destiné à faire diversion à l'impéritie de l'exécutif macronien aussi bien concernant la situation sanitaire que sur les grands problèmes de notre époque.

"Faut-il supprimer l'ENA ?`

L’idée d’une école nationale de formation des fonctionnaires destinés à occuper les plus hautes fonctions de l’administration est ancienne. Elle a été évoquée pendant la IIe République ; portée sous le Front populaire par le ministre de l’Éducation nationale Jean Zay. C’était un projet progressiste qui visait à remplacer un système de recrutement disparate. L’idée a été reprise à la Libération dans une ordonnance du général de Gaulle du 9 octobre 1945. La réforme a ensuite été absorbée dans l’élaboration statutaire conduite par le ministre de la Fonction publique d’alors, Maurice Thorez, secrétaire général du PCF qui aboutit à la loi du 19 octobre 1946, portant statut général des fonctionnaires, statut fondateur de la conception française démocratique de la fonction publique. La création de l’ENA répondit, au cours des années suivantes, à l’objectif originel de démocratisation, puis dériva vers un élitisme de plis en plus accentué. Cela conduisit Georges Marchais, secrétaire général du PCF à demander la suppression de l’ENA en 1980.


Ce ne fut pas la décision prise en 1981 par le nouveau ministre communiste de la fonction publique. De nombreuses rencontres avec les instances représentatives de l’ENA, des conférences annuelles devant les promotions pour expliquer les réformes statutaires engagées permirent d’exposer l’éthique du service public et de prendre plusieurs mesures de démocratisation : renforcement de l’enseignement du droit administratif, effectif des promotions porté de 80 à 140, recul des limites d’âge pour passer les concours, etc. Ces réformes furent mises en place dans un climat serein à l’exception de la création d’une 3e voie d’accès à l’ENA (outre les concours étudiants et fonctionnaires) en faveur de responsables de syndicats, d’associations, d’élus, avec places réservées dans les « grands corps ». Cette novation déclencha la révolte de l’aristocratie bourgeoise. Michel Rocard, premier ministre, rendit la réforme inopérante en 1990, mais plusieurs dizaines d’ « énarques du 3e type » eurent néanmoins le temps de prouver leur valeur et qu’une autre ENA était possible, tout en sachant que sa seule réforme ne saurait garantir à toutes les citoyennes et tous les citoyens l’égal accès aux emplois administratifs les plus importants.

Sur le modèle du statut des fonctionnaires, statut fédérateur de 1983 d’une fonction publique « à trois versants » (État, collectivités territoriales, établissements publics hospitaliers), on pourrait concevoir une École des hautes études administratives combinant l’exigence d’unité républicaine et le respect de la diversité des fonctions, tronc commun consacrant notre conception française de la fonction publique, prolongé par des écoles d’application spécialisées dans les trois versants. Des mesures simples permettraient de régler la notion de « grands corps » en accordant à tous les fonctionnaires accédant aux corps de débouchés les mêmes régimes indiciaires et indemnitaires. La comparabilité des situations permettrait une application plus fluide de la mobilité érigée en garantie fondamentale en 1983. Des « tours extérieurs » élargis permettaient l’accès en cours de carrière à certains corps aux compétences générales. Le départ de fonctionnaires dans le privé serait rendu onéreux et irréversible.

Cette orientation est l’inverse de celle du projet de loi pétri d’idéologie managériale qu’Emmanuel Macron, pur produit du système de fabrication des castes, veut faire passer en force au Parlement avant l’été (loi du 6 août 2020dite de transformation de la fonction publique) en dépit de la plus large opposition. Ici, c’est moins l’ENA qui est en cause que l’avenir de nos services publics.*



*Gérard Aschieri et Anicet Le Pors, La fonction publique du XXIe siècle, Éditions de l’Atelier, Paris, 2015. Nouvelle édition
* mars 2021."