La gauche peut-elle faire l’économie de la forme partisane ?
Le « parti » est né sous sa forme moderne à gauche à la fin du xixe siècle. Selon l’un des premiers spécialistes des partis politiques, Roberto Michels[1], la forme partisane constitue une arme « contre les forts aux mains de faibles ». Ceux qui n’ont pas de capitaux économiques n’ont que leur unité et leur discipline pour force. Le parti de masse permet d’accumuler et de collectiviser des ressources : de la main-d’œuvre (la force militante), des financements, des visions du monde idéologiques (doctrine et programme…). Il s’agit de concurrencer les notables et les élites dominantes sur le terrain électoral. Le parti n’a cependant pas qu’une fonction électorale. Il vise à éduquer, conscientiser, encadrer, intégrer socialement la classe ouvrière. Le syndicaliste Fernand Pelloutier a eu cette belle formule : les organisations donnent aux ouvriers « la science de leur malheur ». Le Parti socialiste (dans certaines fédérations et dans les années 1970) et le Parti communiste durant son âge d’or (des années 1950 aux années 1970), véritables milieux de vie, ont rempli ces diverses fonctions électorales, idéologiques, sociales, identitaires. Les partis constituent alors un outil central d’un « pluralisme radical ». Ils permettent « la visibilisation des groupes sociaux unis par une expérience, une identité, un intérêt irréductiblement particulier » et apportent ainsi une contribution décisive à la démocratie si elle signifie « politisation des distinctions existant dans la société »[2].
Le parti n’est pas bien sûr le seul acteur du changement social. Les mouvements sociaux et les syndicats ont contribué aussi à politiser les milieux populaires. La forme partisane connaît un épuisement et un affaiblissement général des partis à partir des années 1990, lié notamment aux reculs des classes sociales[3]. Pierre Rosanvallon déclare au journal Le Monde (3 mars 2017), non sans arguments : « Le parti ne produit plus ni culture politique, ni programme, ni projets de loi. Il est devenu un rameau mort. » L’heure serait désormais à la démocratie du « public » qui substituerait à la démocratie des partis un régime d’opinion fondé sur la personnalisation et la médiatisation de la vie politique, le poids des sondages et la volatilité électorale. Les partis ne parviennent plus à organiser la vie politique à partir de la vie sociale, à donner une expression politique aux groupes qui composent la société et à produire une représentation de celle-ci[4].
Ces phénomènes sont davantage un problème pour la gauche que pour la droite qui a d’autres ressources et capitaux (les médias, la haute fonction publique, les institutions d’État, la proximité avec le monde économique…). La gauche manque peut-être moins d’idées que de médiations (partisane, syndicale…) pour les promouvoir et construire une majorité sociale qui pourrait s’y rallier et de manière plus générale politiser la société. La capacité de mobilisation des appareils partisans, anémiés, est devenue très faible. Plus ils se nécrosent plus ils défendent leurs intérêts (locaux principalement). Le sort électoral de gauche à l’élection présidentielle de 2022 dépend de corporatismes d’appareil. En se révélant incapable de réinventer la forme partisane, même sous une forme « gazeuse », la gauche s’est désarmée. La rétraction des partis n’est pas pour rien dans le dépérissement de la culture de gauche. La tentation est par ailleurs grande de renoncer à la forme partisane à mesure que décline le militantisme et que l’idée s’impose que la politique se joue dans les médias et sur les réseaux sociaux (que pèse un tractage face à une conversation avec Jean-Luc Mélenchon diffusée sur YouTube ?). S’est développée aussi une grande méfiance à l’égard de la bureaucratisation (pente naturelle des partis) et des mécanismes de délégation politique. Les partis sont une forme politique ambiguë : ayant contribué à l’entrée des masses dans la politique, ils ont été un outil de démocratisation, mais ils ont aussi assuré la captation du pouvoir par les élites et la professionnalisation de la politique qui s’est accentuée ces dernières décennies (la tendance oligarchique).
L’action durablement organisée (sous la forme de partis à réinventer) n’a pourtant rien perdu de sa nécessité politique et structurelle. La gauche ne peut se passer du parti, entendu comme lieu d’élaboration démocratique où se tranchent des débats d’orientation idéologique et stratégique mais aussi comme lieu de mémoire et de transmission, qui permettent à une génération de transmettre à la suivante son savoir pratique des luttes (victorieuses ou perdues)[5]. En dépit des opportunités offertes par les réseaux sociaux et Internet et de la progression du niveau d’éducation, la gauche ne peut faire l’impasse sur la continuité dans l’action et donc sur les organisations. L’incapacité de Nuit debout ou des Gilets jaunes à construire une dynamique dans la durée l’a bien illustré[6]. L’horizontalité totale est une illusion, elle ne peut être un horizon durable de transformation des rapports sociaux et politiques. Mais comme il est illusoire de restaurer la classe ouvrière, il est vain de réhabiliter le parti de masse. Que sont devenus les partis politiques de gauche et comment réinvestir et réinventer la forme partisane ?
Ce que sont devenus les partis de gauche
Les partis traditionnels de gauche (Parti socialiste, Parti communiste et, dans une moindre mesure, écologiste) se sont largement évidés et électoralisés[7]. La fonction électorale y prend le pas sur la fonction agrégatrice et canalisatrice des intérêts sociaux. Leur capacité de rayonnement social s’est considérablement affaiblie. Le déclin de leurs effectifs militants en est la manifestation le plus criante. Vingt mille militants ont participé au congrès du PS à Villeurbanne (le nombre de militants a été divisé par dix en dix ans). À Lille, bastion historique socialiste qui comptait plus d’un millier de militants au début des années 2000, les seuls militants présents sur le terrain lors des élections municipales de 2020 sont les colistiers de Martine Aubry. Trente mille militants ont voté lors du dernier congrès du PC. EELV compte à peine 10 000 adhérents (ce qui a fortement incité EELV à organiser des primaires ouvertes en octobre 2021). La sociabilité militante (fêtes de section…) a quasiment disparu. La matrice du militantisme est devenue principalement familiale (on est socialisé à l’engagement par des parents militants). Le poly-engagement (associatif, syndical…) s’est lui aussi beaucoup affaibli. On observe une rétraction générale de ces milieux partisans : les « mondes » de la gauche (associatif, syndical, intellectuel, culturel, enseignant, ouvrier…) se sont largement désarticulés depuis les années 1970. Les partis de gauche ne sont plus le creuset de rapprochements sociaux ou d’alliances (de fractions) de classes populaires et moyennes intellectuelles.
Les processus de formation et de promotion des militants d’origine populaire qui existaient au PCF n’existent plus dans aucun parti. Le Parti socialiste, même dans ses fédérations les plus populaires (Nord, Pas-de-Calais), s’est éloigné des milieux modestes et a perdu une large part de son audience dans un monde enseignant qui s’est lui-même beaucoup transformé[8]. Les partis de gauche (le PS, EELV mais aussi dans une large mesure le PCF) sont devenus le lieu d’un entre-soi de professionnels de la politique ou d’aspirants à l’élection, le plus souvent issus des catégories sociales diplômées[9]. Le PS avant sa débâcle de 2017 était un agrégat d’écuries présidentielles. Les courants n’y étaient plus depuis les années 2000 des creusets idéologiques. Les partis réunissent désormais surtout des agents directement « intéressés » à l’obtention de profits électoraux ou professionnels. Leur rationalité électorale prend le pas sur d’autres logiques (intégration sociale, sociabilité, construction idéologique, politisation de la société). Les élections locales constituent le principal horizon électoral.
Ce qu’il reste du PS c’est avant tout des réseaux d’élus locaux (dans les grandes villes de France : Marseille, Lille, Nantes, Rennes… et dans cinq régions). Le PCF s’est rétracté sur ses réseaux d’élus qui contribuent à son maintien dans quelques territoires désormais bien circonscrits. Julian Mischi a montré que la socialisation des cadres du PCF passe désormais bien moins par les réseaux syndicaux et le monde du travail que par les institutions liées au parti (municipalités, réseaux des professionnels de la gestion locale, cabinets, le quotidien L’Humanité…)[10]. EELV, avant de s’effondrer lors des derniers scrutins, était devenu ce que Noël Mamère a qualifié de « syndicat d’élus » et de « firme »[11]. Depuis 2017, aux élections européennes, municipales et régionales, il a accru la part de ses élus.
Ce poids des élus a de multiples conséquences sur les partis. Il y fait prévaloir les intérêts électoraux et professionnels des élus qui vivent de et pour leurs mandats. L’économie morale des partis s’en trouve affectée, marquée par des luttes de pouvoir qui mettent à distance les militants les plus « désintéressés ». Les élus cherchent à se démarquer de partis dont le discrédit national est renforcé. On l’a vu aux dernières municipales de 2017 où les candidats ont très peu mis en avant leur étiquette partisane[12]. Les réseaux d’élus contribuent ainsi à gauche à une forme de dépolitisation partisane par le bas alors que, dans le modèle du socialisme municipal ou du communisme municipal, les positions locales, à l’avant-garde du « progrès social », étaient censées constituer des laboratoires de changement social et des éléments de politisation des milieux populaires. Machines électorales professionnalisées, dominés par un électoralisme local pragmatique, les partis désinvestissent leur fonction idéologique. L’activité programmatique se technicise, accélérant un processus de désintellectualisation des organisations.
L’impasse du « gazeux »
C’est contre le modèle organisationnel du Parti socialiste que Jean-Luc Mélenchon crée La France insoumise (LFI) en 2016. Au départ il s’agit d’un mouvement tourné vers la campagne de l’élection présidentielle. Laissant de fortes capacités d’initiative au terrain, et profitant de la mobilisation que favorise la dynamique présidentielle, LFI rassemble rapidement plus de 400 000 adhérents (un simple clic sans cotisation permet d’adhérer via une plateforme numérique). Mais l’élection passée, Jean-Luc Mélenchon refuse de normaliser l’organisation et cherche à conserver son caractère mouvementiste. Il théorise le caractère « gazeux » d’une organisation qui n’a ni statuts, ni direction formelle, ni forme de démocratie interne classique (congrès où des textes d’orientation sont tranchés par des votes), ni structures locales bien identifiées (pas d’échelons départementaux, des groupes non municipalisés, au moins au départ). Il s’agit d’être « tourné vers l’action » et d’éviter la bureaucratisation et le « nombrilisme » (les débats internes « stériles » qui épuisent les énergies militantes) et de favoriser l’auto-organisation locale (dans les quartiers notamment).
Le mouvement (qui est juridiquement un parti[13]) est cependant rapidement confronté à des épreuves et des difficultés[14]. On observe une forte démobilisation militante à la base. Les « insoumis » venus principalement par la campagne présidentielle désinvestissent le mouvement mais le phénomène affecte aussi les adhérents aux plus fortes appétences d’engagement. Les groupes locaux ont très peu de moyens financiers (ils sont centralisés et en partie épargnés pour préparer la prochaine élection présidentielle). Des expériences militantes innovantes sont expérimentées comme le community organizing (à Marseille notamment) mais très vite elles se heurtent à l’absence de structures formelles du mouvement pouvant servir de points d’appui. LFI ne prend pas dans les « quartiers ». La « tyrannie de l’absence de structure[15] », qui permet au leader de verrouiller l’organisation et qui entraîne des phénomènes de cour autour de lui[16], emporte des effets censitaires puissants. Elle favorise les cadres du mouvement qui ont accumulé du capital militant[17] (ceux qui sont issus du Parti de gauche) et/ou qui possèdent un fort capital scolaire ou universitaire ou du temps (les étudiants de sciences politiques sont surreprésentés à Paris, Lille, Rennes, Brest, Annecy…). Le « gazeux » permet d’être réactif et « efficace » mais il génère des hiérarchies informelles sans permettre au pluralisme de s’organiser. La sociologie du mouvement populiste n’est absolument pas populaire (la formation des militants a été une préoccupation rapidement abandonnée). Les élections locales sont un échec cuisant pour LFI dont l’ancrage territorial est très faible. LFI a essayé sans grand résultat de constituer des listes citoyennes tournées vers les milieux populaires. L’échec des élections locales est aussi lié à l’absence de démocratie interne[18]. Cette dernière n’est pas problématique tant qu’il n’y a pas de candidats à désigner. Elle le devient lorsqu’il faut distribuer des investitures aux élections. Or les procédures sont à la fois centralisées et relativement opaques[19]. Elles suscitent beaucoup de mécontentement et de désengagement militant[20].
L’absence de démocratie interne provoque aussi des exit liés aux évolutions de la ligne du mouvement. Cette dernière est fixée lors des réunions du groupe parlementaire (« bureau politique improvisé », selon l’expression de Jean-Luc Mélenchon) et surtout par le leader du parti (même s’il n’en a pas le titre officiel…) qui n’a de comptes à rendre à personne. Immanquablement des désaccords sur l’orientation du mouvement surgissent (ce qui est la routine dans les partis). C’est le cas notamment autour de la question de l’Europe et de la laïcité. L’absence de lieux de débat et de vote (outre des consultations en ligne sur des sujets consensuels qui prennent souvent la forme de plébiscites) nuit à l’ouverture de débats sereins entre des stratégies contradictoires. De nombreux partisans de la ligne souverainiste et populiste, cadres très expérimentés, quittent le parti au moment des élections européennes (Charlotte Girard[21], responsable du programme en 2017, Manon Le Bretton, François Cocq…). D’autres départs sont liés à l’évolution sur le rapport à la laïcité qui n’a pas fait l’objet de débats internes. Alors que le mot « islamophobie » était proscrit à LFI en 2017 et 2018, il devient d’usage courant en 2019. La question des discriminations occupe une place nouvelle, ce qui suscite la désaffection des militants « laïcards ».
Le mouvement est confronté à une dernière difficulté : la baisse du crédit politique de son leader, Jean-Luc Mélenchon, dans l’opinion que l’on a déjà évoquée. LFI s’apparente à ce que les politistes appellent un « parti personnel[22] ». Il a été créé pour et par une personnalité qui y joue un rôle central, concentre la communication et l’attention et qui est tourné vers un objectif central (la conquête du trophée présidentiel). LFI est une communauté charismatique même si, lors de la campagne présidentielle de 2022, les jeunes députés qui ont fait leurs armes à l’Assemblée sont mis en avant (Adrien Quatennens ou Mathilde Panot). Les partis personnels sont très vulnérables en ce sens qu’ils dépendent fortement du capital politique de leur leader. Or il s’est démonétisé après le scandale des perquisitions et une série de déclarations controversées jugées outrancières par de nombreux commentateurs politiques. « Comme la forme-parti a son problème bureaucratique, la forme-mouvement a, structurellement, son problème charismatique[23]. » Jean-Luc Mélenchon est un atout en 2017. Sa stature est plus fragile en 2022.
Les cadres de LFI sont largement conscients des défauts de l’organisation qu’ils assument. Le mouvement est présenté comme le meilleur rapport « coûts-avantages » lors d’un entretien avec Adrien Quatennens, coordinateur du mouvement à partir des élections européennes[24]. Des dizaines d’entretiens que nous avons réalisés, il ressort la volonté de « voyager léger », de ne pas s’embarrasser d’une organisation qui risque d’échapper à ses dirigeants, la faible importance accordée au niveau local, la place centrale dévolue au mouvement et à la parole de son leader dans les médias ou les réseaux sociaux. C’est sans doute une des limites du « populisme ». Il accorde un rôle prépondérant au discours du leader dont la puissance performative conduit à faire l’économie des mobilisations partisanes et populaires par le bas. Si Jean-Luc Mélenchon n’a pas voulu construire une organisation durable, c’est qu’elle est indexée sur son temps politique (2022 est sa dernière candidature à l’élection présidentielle). La France insoumise a d’ailleurs quasiment disparu lors de la campagne de 2022. Une autre marque est mise en avant, l’Union populaire. Serait-on entré dans l’ère des partis intermittents et kleenex ?
Quelle forme partisane ?
Comment réinvestir et réinventer la forme partisane sans la fétichiser et céder à une forme de nostalgie pour le modèle du parti de masse qui ne peut plus constituer un horizon réaliste ? Comment réencastrer les partis dans les milieux populaires pour les politiser ? La tâche est immense, ardue, peut-être hors de portée. Entre le « gazeux » non démocratique et le parti professionnalisé et notabilisé, il y a sans doute néanmoins d’autres options possibles, plus démocratiques, et la place pour un parti renforçant son ancrage dans la société. Peut-il y avoir une politique émancipatrice ou démocratique sans manière démocratique et émancipée de faire de la politique ? Gramsci écrivait du « parti des opprimés » qu’il avait trois fonctions essentielles : organiser, éduquer, expérimenter. Cette réflexion est toujours d’actualité mais plus que jamais les partis doivent innover, sortir de leurs routines, conjurer leur pente oligarchique, faire preuve d’imagination politique pour se régénérer.
Une première piste tient à leur désélectoralisation. Les partis ne sont principalement que des machines électorales, on l’a vu, y compris à LFI (Jean-Luc Mélenchon a théorisé « la révolution par les urnes »). La gauche ne se situe plus au-delà de l’expression électorale (tropisme localiste pour les uns, en bas, obsession présidentialiste pour les autres, en haut). LFI est hostile à la présidentialisation mais son ethos en est fortement imprégné. Or l’élection est devenue un moment privilégié de reproduction de l’oligarchie gouvernante. Le surinvestissement dans le jeu électoral se fait au détriment de la construction pas à pas d’une contre-culture, de réseaux de sociabilité, de solidarités concrètes, bref, de bouts de contre-société. Toutes les énergies militantes sont absorbées par la conquête du pouvoir par les élections. Certes la gauche ne doit pas renoncer à la conquête du pouvoir et elle se joue (en partie) dans les urnes. Mais la victoire électorale ne peut advenir sans doute qu’au terme d’une construction politique de plus grande envergure. Il faut revenir aussi à la distinction que faisait Léon Blum entre exercice et conquête du pouvoir. La conquête du pouvoir ne découle pas forcément de la victoire électorale. Obtenir 25 % des voix au premier tour donne l’illusion de prendre le pouvoir alors que cela ne conduit pas nécessairement à bouleverser l’ordre social…
Désélectoraliser, c’est accorder moins d’importance aux élections et s’inscrire dans le temps de la construction idéologique ou de l’ancrage social, c’est aussi déprofessionnaliser la politique en interne (limiter le cumul des mandats dans le temps par des règles internes, développer plus de diversité sociale dans le profil des candidats…). Des leviers législatifs existent (dès lors que la gauche accède aux responsabilités) en jouant sur le financement public des partis. On peut conditionner celui-ci à la sélection de candidats issus des milieux populaires ou à des obligations de formation politique par les partis[25]. Refaire des partis des lieux de débat, réinvestir la question de la « doctrine » en associant les intellectuels autrement que comme des cautions est une autre piste.
Une deuxième piste, liée à la première, est la construction d’« utopies concrètes », comme nous y invite Erik Olin Wright. Face à l’impuissance de la gauche, le sociologue ne croit plus au grand soir. Il propose des « stratégies d’érosion du capitalisme », par le haut et par le bas, en investissant toutes les zones et pratiques déjà existantes où la vie et la production s’organisent de manière non capitaliste (l’entreprise, la famille, les associations…). Ce n’est pas le retour à une stratégie platement sociale-démocrate mais une dissémination « possibiliste » (retour salutaire aux utopies socialistes du xixe) de toutes les perspectives de changement là où elles peuvent trouver prise. Cette stratégie de la brèche et de l’auto-organisation que l’on trouve chez les convivialistes suppose de former des acteurs collectifs ayant une capacité de lutte et d’action suffisante pour l’inscrire dans la durée (les partis notamment). Le (néo)municipalisme constitue ainsi un laboratoire que les partis politiques peuvent réinvestir[26]. Les partis peuvent aussi de manière plus modeste reconstruire des formes de solidarité concrètes qui n’ont en rien perdu de leur légitimité (soutien scolaire, aide juridique aux plus démunis, collectes…). Renouer avec un « parti de services » marqué par l’esprit coopératif est une voie intéressante[27].
La troisième piste est d’ouvrir les partis sur la société civile et de sortir d’une logique d’entre-soi. La tâche n’est pas simple. Les partis ne peuvent plus susciter des loyautés comme celle qui caractérisait les partis de masse. Mais doivent-ils renoncer à enrôler et mobiliser des militants ? Il ne faut pas sous-estimer l’appétence pour le militantisme dans la société. Il y a des exemples à suivre à gauche comme le Parti du travail de Belgique (PTB) qui est passé de 1 000 membres au début des années 2000 à 24 000 aujourd’hui[28]. Tout se passe comme si les partis ont organisé et assumé leur propre « démilitantisation ». L’engagement apparaît moins distancié (individualiste, labile…) que mis à distance par les partis parce que jugé inutile, inefficace ou encombrant (les militants sont souvent considérés par leurs dirigeants comme trop radicaux politiquement). Les partis semblent avoir abandonné toute politique significative d’adhésion et clairement l’ambition d’être des organisations de masse. Ils pratiquent une forme d’auto-restriction des répertoires d’action militante qu’ils proposent. Renouer avec le volontarisme en matière de recrutement militant n’est pas une cause perdue.
La difficulté est de revaloriser le militantisme sans négliger l’ouverture aux sympathisants. Les primaires ouvertes ont montré qu’elles pouvaient être mobilisatrices et régénératrices mais aussi périlleuses et dévaluer le militantisme (à quoi bon adhérer dans les partis ?). La formule de primaires plus délibératives et procéduralisées est une piste. Les partis peuvent offrir une palette d’implications différentes, un engagement à multiples vitesses comme l’a théorisé la politiste américaine Susan Scarrow (donner de nouveaux droits aux sympathisants sans brader ceux des adhérents, accorder le statut de volontaires au moment des campagnes électorales…). La déterritorialisation du militantisme est aussi une manière de régénérer les partis (favoriser des bases d’adhésion par des entrées thématiques : liées à des causes, des secteurs de la société…). Le parti peut enfin jouer le rôle de facilitateur et d’incubateur de participation démocratique pour renforcer le pouvoir d’agir des citoyens (promouvoir et outiller des formes de community organizing). Il viendrait ainsi en appui de causes diverses (conflits du travail locaux…), de mouvements sociaux, de mobilisations et pourrait appuyer leur rôle de contre-pouvoir (ce qui suppose une nouvelle relation avec les élus locaux et de rompre avec une méfiance à l’égard des milieux populaires)[29].
Une coupure entre les partis de gauche et les mouvements sociaux (dont on a analysé pourtant la vitalité) s’est installée. L’impasse stratégique et organisationnelle de la gauche officielle nourrit la croyance dans la gauche mouvementiste qu’il n’y a rien à attendre de la démocratie représentative et des élections. Se creuse ainsi un autre fossé, entre le mouvement social et la politique électorale. Un des enjeux pour la gauche est la construction de convergences des luttes et une meilleure articulation entre les divers pôles et composantes de la gauche (partis, intellectuels, syndicats, mouvements sociaux…). L’idée de « luttes sociales » qui devraient trouver leur « débouché politique » est problématique. Certes, ces luttes doivent se chercher un prolongement institutionnel et partisan mais cette idée de « débouché politique » laisse faussement penser que les luttes en question ne seraient pas politiques… et que les partis ont le monopole de la politique. Aurélie Trouvé propose de construire un nouveau « bloc arc-en-ciel[30] » en s’appuyant sur trois leviers et chantiers : la planification écologique et sociale, la relocalisation solidaire et la socialisation démocratique pour reprendre le contrôle, étatique ou collectif, de services d’intérêt général comme le système bancaire, l’énergie ou les transports. Encore faut-il déjouer les méfiances réciproques et les suspicions d’instrumentalisation. Dans les mouvements sociaux liés à la gauche, la prise de conscience s’est affirmée de la nécessité de faire alliance pour être efficace. Mais perdure la méfiance vis-à-vis d’une « convergence des luttes », potentiellement source d’occultation des divergences entre militants et revendications, ainsi que des hiérarchies et luttes pour l’hégémonie[31].
Illustration : Ilya Repine, « Quelle liberté ! », 1903. Musée russe de Saint-Petersbourg.
Notes
[1] Robert Michels, Sociologie du parti dans la démocratie moderne. Enquête sur les tendances oligarchiques de la vie des groupes, traduit de l’allemand, présenté et annoté par Jean-Christophe Angaut, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2015 (1re éd. 1925).
[2] Samuel Hayat, Démocratie, Paris, Anamosa, 2020.
[3] Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki, La Société des socialistes…, op. cit., et Igor Martinache et Frédéric Sawicki (dir.), La Fin des partis ?, Paris, PUF, « La Vie des idées », 2020.
[4] Rémi Lefebvre, Les Mots des partis, Toulouse, Presses universitaires de Toulouse, 2022.
[5] « Anticapitalistes, comment rebondir ? », Contretemps, 15 avril 2021.
[6] Rémi Lefebvre, « Les Gilets jaunes et les exigences de la représentation politique », La Vie des idées, 10 septembre 2019.
[7] Rémi Lefebvre, « Des partis en apesanteur sociale ? », in Igor Martinache et Frédéric Sawicki (dir.), La Fin des partis ?, op. cit.
[8] Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki, « Pourquoi les enseignants français tournent-ils aujourd’hui le dos à l’engagement politique ? », in Lorenzo Barrault-Stella, Brigitte Gaïti et Patrick Lehingue (dir.), La Politique désenchantée ? Perspectives sociologiques autour des travaux de Daniel Gaxie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Res publica », 2019.
[9] Par exemple, Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki, La Société des socialistes…, op. cit.
[10] Julian Mischi, Le Communisme désarmé. Le PCF et les classes populaires depuis les années 1970, Marseille, Agone, 2014.
[11] Le Monde, 26 septembre 2013.
[12] Rémi Lefebvre, « Municipales 2020 : les partis politiques, invisibles et omniprésents », La Vie des idées, 23 juin 2020.
[13] En 2018, la formation politique a perçu 4,5 millions d’euros de dotation publique, ce qui représente alors 83 % de ses ressources.
[14] On s’appuie ici sur une enquête sur LFI menée depuis 2017. Pour une première présentation des résultats, Rémi Lefebvre, « Vers une dé-démocratisation partisane ? Une approche comparée de La France insoumise et de La République en marche », Politiques et Sociétés, à paraître, 2022.
[15] Jo Freeman, « The Tyranny of Structurelessness », Jofreeman.com, 1971-73.
[16] Manuel Cervera-Marzal, Le Populisme de gauche. Sociologie de la France insoumise, Paris, La Découverte, 2021.
[17] Frédérique Matonti et Franck Poupeau, « Le capital militant. Essai de définition », Actes de la recherche en sciences sociales, 155, 2004.
[18] Il est difficile et hasardeux de donner des droits à des adhérents qui peuvent intégrer le mouvement sans filtre…
[19] Rémi Lefebvre, « Enjamber le scrutin local. La France insoumise et les élections municipales de 2020 », in Arthur Delaporte, Anne-Sophie Petitfils et Sébastien Ségas (dir.), Les partis font-ils encore la campagne ? La place des organisations partisanes durant les élections municipales de 2020, Lille, Septentrion, 2022.
[20] Manuel Cervera-Marzal estime à 20 000 le nombre de militants ou d’adhérents actifs.
[21] Selon elle, « on ne peut pas ne pas être d’accord à LFI » (entretien, 15 avril 2019).
[22] Glenn Kefford et Duncan McDonnell, « Inside the personal party: Leader-owners, light organizations and limited lifespans », The British Journal of Politics and International Relations, 20(2), 2018.
[23] Jacques Bidet, « Eux » et « nous » ? Une alternative au populisme de gauche, Paris, Kimé, 2018.
[24] Le 11 mars 2019.
[25] Julia Cagé, Libres et égaux en voix, Paris, Fayard, 2020.
[26] Marion Carrel, Paula Cossart, Guillaume Gourgues et al., « Éditorial. La révolution commence-t-elle par le local ? Expérimentations communales et dilemmes stratégiques », Mouvements, 2020/1 (no 101), p. 7-11, et Rémi Lefebvre, « Quelles leçons historiques et politiques tirer du municipalisme ouvrier ? », ibid., p. 106-115.
[27] Voir les propositions de Gaël Brustier et David Djaïz, « Les outils du combat culturel. Dix propositions pour le parti socialiste », Fondation Jean Jaurès, 12 septembre 2013.
[28] Actuellement, sur les douze élus à la Chambre des députés, quatre sont ouvriers/ouvrières.
[29] Antonio Delfini, Julien Talpin et Janoé Vulbeau (dir.), Démobiliser les quartiers. Enquêtes sur les pratiques de gouvernement en milieu populaire, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2021.
[30] Aurélie Trouvé, Le Bloc arc-en-ciel. Pour une stratégie politique radicale et inclusive, Paris, La Découverte, 2021.
[31] Réjane Sénac, Radicales et fluides. Les mobilisations contemporaines, Presses de Sciences Po, « Essai », 2021.
CONTRETEMPS: REVUE DE CRITIQUE COMMUNISTE
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