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La crise (ou pas) de l’atome




L’atome c’est mort. Fini. Terminé. Obsolète. Trop cher. Trop dangereux. Plus personne n’en veut. C’est le message lancé, une fois de plus, par des experts auto-proclamés, en particulier Mycle Schneider et son rapport World Nuclear Industry 2020. Traduction journalistique courante : c’est «l’hiver nucléaire» pour cette industrie, assène dans Libération mon collègue Jean-Christophe Féraud. Mais un élément met la puce à l’oreille, cette citation de Mycle Schneider recueillie par Féraud : «Globalement, c’était une industrie qui était déjà en crise grave avant les événements de Fukushima».

Autrement dit, avant et après l’accident japonais, c’est pareil, l’atome vit ses derniers instants. Quand on se rappelle l’euphorie malsaine qui a sévi dans l’industrie nucléaire française durant les années 2000, en partie à l’origine de gestions désastreuses, comme celle d’Areva par Anne Lauvergeon, on se dit que, pour certains experts, le message doit être toujours le même, même quand la réalité change.

Expert critique 

Jean-Christophe Féraud, pas dupe, qualifie d’ailleurs Mycle Schneider «d’expert critique». Là, je perds mon latin journalistique. Je sais ce qu’est un expert scientifique, un expert judiciaire, et surtout un expert participant à une structure collective pérenne ou temporaire d’expertise publique créée en général par une autorité politique (voir les multiples agences d’expertise des risques technologiques, sanitaires, environnementaux dont… l‘Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire et l‘Autorité de Sûreté Nucléaire). Mais un « expert critique », je ne vois pas. Critique de ses pairs, eux-aussi experts ? Alors, il y faut la « disputatio » académique, fondée sur des arguments rationnels et réfutables, où l’honnêteté intellectuelle et la rigueur des raisonnement sont de règle. Mais chacun dans son coin, où est la « disputatio » ?

Appétit médiatique

Essayons le contraire. Un expert non-critique ? Donc dénué de capacité d’analyse ? Ou aveuglé par son idéologie (voire corrompu) ? Il y aurait donc surtout des expertises non-critiques incompétentes ou corrompues ? On en trouve en effet de multiples exemples lorsque des puissances industrielles achètent des consciences, de scientifiques notamment, pour tromper l’opinion publique sur le tabac, les perturbateurs endocriniens ou le changement climatique (voir l’excellent documentaire « La fabrique de l’ignorance » sur ARTE). Mais où serait l’expertise corrompue sur l’état de l’industrie nucléaire civile ? Tromper sur le nombre de réacteurs existants ou en construction, leur production d’électricité, les bilans comptables de cette activité, tout cela est dénué d’intérêt pour quiconque.

Le rapport de Mycle Schneider est pour l’essentiel constitué d’informations factuelles non contestables, bien sourcées, exhaustives. Donc, ce n’est pas là le problème, la « critique ». Elle porte plutôt sur les conclusions qui en sont tirées. Et notamment sous la forme d’un discours destiné au grand public. Celui de Mycle Schneider veut à tout prix vendre la chute finale de l’atome pour l’électricité au niveau mondial. Parce que c’est son souhait. Il rencontre l’appétit médiatique pour le simplisme. Et c’est parti. Dommage pour l’information, comme très souvent lorsque la réalité est fortement contrastée et ne peut donc s’analyser et se présenter que sous une forme nuancée.

Avis au lecteur : cet article ne comporte aucun argument « pour » ou « contre » l’énergie nucléaire. Il peut donc être lu sans crainte par les militants des deux camps. Il ne contribuera qu’à leur niveau d’information sur ce qui existe.

Sans baratin

Mais commençons par régler son compte à « l’hiver nucléaire ». Sans baratin. Juste une liste de faits récents qui contredisent l’affirmation.Les deux réacteurs chinois Hualong One de Karachi, l’un est déjà relié au réseau électrique, l’autre (premier plan) est en phase finale de construction. (Image: CNNC)

Le 18 mars dernier, à 21h37 heure locale, le réacteur Kanupp-2, à Karachi au Pakistan, avait sa première connexion au réseau électrique du pays. Un réacteur dont la construction avait commencé en août 2015. De 1100 MW de puissance électrique. De technologie chinoise, développée à partir des réacteurs français de 900 MW, c’est le premier réacteur de 3ème génération baptisé Hualong-One construit hors de Chine. Il devrait être le cheval de bataille des industriels chinois pour les décennies à venir. Pour l’accélération de la construction de réacteurs en Chine, qui deviendra en quelques années le plus gros producteur d’électricité d’origine nucléaire au monde. Le premier Hualong One, Fuqing-5, a été connecté au réseau novembre 2020. Mais aussi pour l’exportation. C’est ce réacteur qui est ainsi proposé par China General Nuclear et EDF pour le site de Bradwell en Grande-Bretagne.

Kakrapar

Les reacteurs Kakrapar-3 et Kakrapar-4 en Inde. (Image: NPCIL)

Le 10 janvier 2021, c’était Kakrapar-3, un réacteur à eau lourde de conception indienne de 630 MWe, qui était relié au réseau électrique, après un premier béton coulé en 2010. Il se trouve dans le district de Surat (Gujarat). A sa mise en service, le gouvernement indien a salué cet exemple de «make in India». L’Inde prévoit de construire 21 nouveaux réacteurs, dont 10 du type de Kakrapar, d’ici 2031.

Le 22 mars dernier, le réacteur VVER-1200 Leningrad II-2 est entré en service commercial. Ce réacteur de 3ème génération remplace un vieux RBMK arrêté après 45 ans de fonctionnement. Rosatom s’est lancé à l’exportation avec le VVER-1200 et construit une centrale de quatre réacteurs à Akkuyu en Turquie dont le premier béton date de 2018 pour le premier, le chantier du dernier devant démarrer en 2022. Le temps moyen de construction est estimé à 5 ans et les mises en service devrait s’étaler de 2023 à 2026. Au Bélarus (ex Biélorussie), un VVER-1200 amélioré est entré en service en novembre 2020 et atteint sa pleine puissance en janvier dernier, un deuxième est sur le point d’être couplé au réseau.

A cette occasion, Rosatom souligne ses projets en Egypte, Finlande et Hongrie. Pour sortir du charbon et remplacer ses vieux réacteurs, la Hongrie, dont l’électricité est nucléaire à près de 50%, prévoit en effet la construction de deux réacteurs VVER-1200 à Paks, à 100 km de Budapest. En Russie, ce réacteur sera un des moyens d’atteindre l’objectif gouvernemental de hisser la part du nucléaire de 20% – avec 38 réacteurs en opération – à 25% d’ici 2045 (15% en 2000). D’où la perspective de construire 24 nouveaux réacteurs, en plus des trois en construction, annonce Rosatom.

BarakahLe réacteur n°2 de la centrale de Barakah aux Emirats Arabes Unis. (Image: ENEC)

En août 2020, aux Emirat Arabes Unis, le premier des quatre réacteurs prévus à la centrale de Barakah a été mis en service. Cette centrale est construite par les industriels coréens (Kepco). Le deuxième réacteur a été chargé en combustible nucléaire le 15 mars dernier.

En Europe, la construction des deux réacteurs EPR de la centrale de Hinkley Point, par EDF, se poursuit malgré les ralentissements dus à l’épidémie de Covid-19. En contraste avec les chantiers cauchemardesques des EPR d’Olkiluoto et de Flamanville. L’EPR finlandais vient toutefois de recevoir l’autorisation de charger son combustible nucléaire et devrait démarrer début 2022. Le démarrage de Flamanville est prévu pour 2023 aprèsle feu vert de l’Autorité de Sûreté Nucléaire pour la réparation des soudures non conformes par un système robotisé.Salle de commande du réacteur à neutrons rapides chinois CEFR. (Image: CIAE)

Il serait possible de continuer cette liste de faits encore longtemps, avec des investissements, des recherches sur des nouveaux types de réacteurs (les SMR, Small modular reactor, qui font l’objet d’une forte mobilisation aux Etats-Unis (ici aussi avec Nuscale), au Canada, et en Grande-Bretagne, les réacteurs à neutrons rapides en fonctionnement ou en construction en Russie et en Chine). Mais arrêtons là, et considérons que ces faits suffisent : non il n’y a pas de glaciation mondiale de l’industrie électronucléaire.

Se porte t-elle bien pour autant ? La seule réponse correcte et sincère à cette question est celle d’un normand : ça dépend. De qui et de quoi vous parlez.

situation indécise

Car la réalité actuelle de l’industrie nucléaire mondiale est la juxtaposition de trajectoires divergentes, stables ici, en suspens de décisions là, en chute libre là, et en croissance vigoureuse ailleurs. Et comme les lieux de chute libre et de croissance vigoureuse ne sont pas de même importance – dans les deux cas petits ou grands pays – le bilan final n’est pas aisé à décrire. Surtout lorsqu’il faut soigneusement distinguer le présent et le futur.
La répartition des réacteurs nucléaires dans le monde (source).

Le présent, c’est la production d’électricité nucléaire : au plan mondial, elle est stable depuis longtemps, les arrêts de réacteurs étant compensés par les mises en service. Donc, pas « d’hiver nucléaire » là non plus. Pas de croissance itou.


L’évolution de la production d’électricité d’origine nucléaire dans le monde, par régions, depuis le début. Noter la courbe d’Asie qui montre que les arrêts des réacteurs japonais après l’accident de Fukushima Dai Ichi en 2011 ont été totalement compensés par les mises en service en Chine qui a multiplié par 5 sa production depuis 2011. Source ; PRIS

Le futur ce sont les arrêts inéluctables des réacteurs actuels, même si aux Etats-Unis des autorisations pour 60 ans de fonctionnement, voire plus, sont accordées, et la construction de nouveaux. Les seconds seront-ils plus nombreux, ou leur production plus importante, que les premiers ? Mycle Schneider prétend savoir que non. Il suffit de jeter un œil sur les projections de l’Agence internationale de l’énergie atomique pour vérifier qu’il s’agit d’une prétention sans fondement.

Les scénarios de l’AIEA pour le futur de l’électronucléaire mondial.

Aujourd’hui, personne ne sait si, dans 30 ans, la production électronucléaire sera égale, moindre ou supérieure à l’actuelle. Et cette incertitude est encore plus grande pour la suite. Mais on sait déjà que les gouvernements de pays comportant près de la moitié de l’Humanité – Chine, Inde, Russie – ont décidé de faire croître vigoureusement leurs parcs de réacteurs nucléaires et s’en donnent les moyens. Opiner que, malgré cela, le nucléaire va inéluctablement décliner, voire disparaître, est donc très imprudent.

Technologies vertesEn Pologne, la centrale de Belchatow, qui émet près de 40 millions de tonnes de CO2 par an en brulant du charbon.

La situation de l’Europe est très illustrative de cette situation indécise. L’Union Européenne discute en ce moment même pour savoir si l’électronucléaire doit faire partie des technologies « vertes », favorables au climat, encouragées par des mécanismes de soutien communautaire. Certains pays, ceux qui n’ont pas ou ont abandonné cette technologie (Allemagne, Italie, Espagne…) le refusent logiquement. Ils sont majoritaires. Mais sept chefs d’Etat et de gouvernement – France, Pologne, République Tchèque, Hongrie, Slovénie, Roumanie, Slovaquie – viennent d’écrire à la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen pour réclamer l’inclusion du nucléaire dans les technologies climato-compatibles à soutenir. Sans le Brexit, il faudrait y ajouter la Grande-Bretagne.

Cette situation contrastée implique que celle des entreprises l’est également. Qu’il s’agisse des électriciens – ceux qui exploitent les réacteurs et vendent l’électricité. Ou des constructeurs. Pour les premières, c’est l’état de leur parc de production, mais surtout les politiques publiques de la gestion du secteur électrique qui déterminent leur situation (comme l’obligation faite à EDF de vendre le quart de son électricité nucléaire à ses concurrents à un prix fixé par l’Etat et stagnant depuis des années). Les entreprises constructeurs dépendent bien sûr des carnets de commandes. Celles des pays où le nucléaire croît sont évidemment en pleine forme. Celle des pays où il décroît ou qui ne peuvent s’appuyer que sur des carnet riquiqui ou imprévisibles sont à la peine. Soulignons le décalage entre les deux activités : dans les années 1990/2000, EDF est en pleine forme en exploitant son parc nucléaire tout neuf construit entre 1973 et 1991, mais la fin de la période de construction a condamné les constructeurs, privés de commandes, à faire faillite.

bas-carbone

Mycle Schneider utilise abondamment la comparaison avec la croissance mondiale vigoureuse des énergies renouvelables, asséné comme la « preuve » de l’hiver atomique. Il est peu pertinent. Tout simplement parce qu’il y a la place pour une croissance mondiale extrêmement vigoureuse à l’avenir aussi bien du nucléaire que des ENRI – les énergies nouvelles renouvelables intermittentes comme le photovoltaïque et l’éolien – et de l’hydraulique.
Des centaines de millions de personnes n’ont toujours pas l’électricité chez elles, et des régions entières n’ont qu’un accès rare et cher. Graphique piqué sur le site d’Alternatives économiques ici.

Trois raisons justifient cette affirmation. D’abord, l’objectif de substituer de l’électricité bas-carbone à celle obtenue à partir de charbon et de gaz est si gigantesque que le nucléaire peut se développer très fortement… même en ne captant qu’une part modeste de cette substitution dans les prochaines décennies. Ensuite, la part de l’électricité (bas carbone !) dans l’énergie utilisée doit augmenter afin de décarboner les transports, les processus industriels ou le contrôle thermique des bâtiments si l’on veut atteindre les objectifs climatiques de l’Accord de Paris. Enfin, à plus long terme, le même raisonnement s’applique à la satisfaction des besoins immenses en électricité des pays et des populations encore peu alimentés (voire pas du tout pour des centaines de millions de personnes, en Afrique notamment). L’essor des ENR n’est donc pas incompatible avec une augmentation considérable de l’électronucléaire. Le printemps ou l’été de l’un ne signifie pas l’hiver de l’autre.

Sylvestre Huet

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