René Gaudy est écrivain et historien, spécialiste de l’histoire des travailleurs de l’énergie. Il vient de publier “La Nationalisation de l’énergie. Histoire d’un combat (1944-1947)” aux Éditions de l’Atelier. Il est également l’auteur de l’ouvrage “Les Porteurs d’énergie” (deux tomes, éd. Le Temps des cerises) et de quelque 200 biographies de gaziers et d’électriciens dans le dictionnaire Maitron du mouvement ouvrier.
Pourquoi le 8 avril 1946 est-il une date importante dans l’histoire sociale et économique française ?
C’est le jour où la loi de nationalisation du gaz et de l’électricité, votée à une très large majorité (toute la gauche et une bonne partie de la droite) par l’Assemblée nationale, est promulguée au Journal officiel. Elle met fin à cent vingt ans d’histoire des sociétés privées gazières et à cinquante ans des sociétés privées d’électricité. C’est donc un événement pour l’histoire économique. C’est aussi la loi qui prépare le statut national des salariés des industries électriques et gazières (22 juin 1946), dont on a dit qu’il était un des meilleurs statuts du personnel au monde, donc un événement important pour l’histoire sociale.
D’où venait la loi de 1946 ?
Elle remonte à Jaurès, qui, en 1894 – un an avant la création de la CGT –, dépose, avec six autres députés socialistes, un projet de loi à la Chambre des députés sur la nationalisation des mines. A la même époque, les gaziers de Paris réclament que le gaz ne soit plus exploité par une société privée, mais par une régie municipale. L’idée de nationalisation de tout le secteur de l’énergie arrive en force dans la CGT après la guerre de 1914. Elle est ensuite reprise en 1944 par le programme du Conseil national de la Résistance, qui demande « le retour à la nation » des grands moyens de production.
Le statut du personnel a une autre origine. Craignant une nouvelle insurrection, la municipalité conservatrice de Paris accorde aux employés municipaux, après la Commune de 1871, un statut très avantageux. Les gaziers parisiens se battent pour obtenir le même statut, ils l’obtiennent en 1906. Les électriciens revendiquent aussi ce statut.
En 1907, ils plongent Paris dans le noir, la grève est conduite par le syndicaliste anarchiste Emile Pataud, « le roi de l’ombre ». C’est cette célèbre grève qui a donné naissance à l’expression « le Grand Soir » pour désigner la révolution sociale.
Après la guerre de 1914, ce sont les électriciens de banlieue qui bénéficient de ce statut. Avec le Front populaire grandit l’idée d’un statut national. En 1937, Marcel Paul, qui dirige alors la Fédération réunifiée de l’éclairage, fait du statut national l’objectif numéro un. L’idée aboutit dix ans plus tard, Marcel Paul étant devenu ministre.
Le statut national est-il remis en cause dans les années qui suivent 1946, en particulier après le départ des ministres communistes ?
Oui. Le statut est attaqué frontalement en 1951 : dissolution du Conseil central des œuvres sociales (CCOS), occupation des locaux de la rue de Calais par la police, gestion par la direction. Cette période a été très dure pour le mouvement ouvrier : répression féroce de la grève des mineurs en 1948 (plusieurs tués, des centaines de révoqués), Frédéric Joliot-Curie chassé de la direction du Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Les gouvernants de l’époque commençaient à démolir le programme de la Résistance.
Mon livre fait le point à la fois sur les grandes réalisations de la Libération et sur les attaques frontales qui ont démarré dès que les communistes ont été chassés du gouvernement en mai 1947. A EDF-GDF, grâce au 1% prélevé sur les recettes d’EDF-GDF et géré directement par le personnel, sans intervention des directions, des réalisations avaient vu le jour dans le domaine des centres de santé, des activités culturelles ou des offres de vacances. Et cela dans le contexte très difficile de la reconstruction. Ce n’est qu’en 1964 que les salariés reprendront la gestion du 1% avec la création de la CCAS.
Cependant, le 1% du chiffre d’affaires consacré aux activités sociales a tenu bon, jusqu’à maintenant. Dans mon livre, je rappelle dans quelles circonstances il a été obtenu. Les actionnaires des anciennes sociétés demandaient à être indemnisés à hauteur de 1% des recettes des deux futurs établissements publics. Marcel Paul avait accepté mais à condition que les salariés touchent eux aussi 1%.
C’est ce que l’on a appelé « la bascule des 1% », personne ne se rendant compte que ce 1% allait, dans une époque où la consommation d’électricité doublait tous les dix ans, vite représenter des sommes colossales. Mais le fait est que la droite ne pouvait pas remettre en question le 1% des salariés sans remettre aussi en cause le 1% des anciens actionnaires, ce qu’elle ne souhaitait évidemment pas faire.
Quel a été le rôle du service public de l’énergie dans la reconstruction du pays ?
Un rôle central. Il fallait fournir du courant et du gaz aux usines et aux particuliers. A la Libération, c’était la pénurie, les coupures. Beaucoup de centrales électriques et les usines à gaz étaient alimentées au charbon. D’où la fameuse « bataille de la production » des mineurs. Cette bataille n’aurait pas pu être gagnée sans la nationalisation des charbonnages et le statut du mineur.
Je raconte aussi cette épopée et les tensions entre Marcel Paul et son sous-secrétaire d’État au charbon, Auguste Lecoeur. Les centrales au charbon ne suffisaient pas. Il fallait d’autres sources d’énergie. D’où la bataille de Marcel Paul pour l’équipement hydroélectrique du pays. Car, faute d’investissement des sociétés privées, peu de barrages étaient construits : le barrage de Génissiat sur le Rhône, par exemple, programmé en 1921, n’est toujours pas achevé en 1945. EDF met « les bouchées libres », et l’ouvrage est inauguré en 1948. Les Trente Glorieuses reposent en grande partie sur l’hydroélectricité.
Autre source d’énergie qui apparaît en 1945-1946 : le nucléaire. Le gouvernement français, que présidait le général de Gaulle, a initié un programme électronucléaire civil en créant fin 1945 le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et en nommant à sa tête le physicien Frédéric Joliot-Curie. Je consacre un chapitre à cette création décisive et peu connue. Pour la première fois un livre traite de la prise en main par la nation, en 1945-1946, de l’ensemble du secteur de l’énergie (charbon, gaz, électricité).
Cette « prise de l’énergie » va assurer l’indépendance énergétique du pays pendant plusieurs décennies. Je rappelle au passage qu’à l’origine le programme nucléaire français était uniquement civil, il n’était pas question de se doter de l’arme atomique, la décision de construire la bombe n’a été prise qu’en 1953.
Comment évolue le statut du personnel entre 1946 et nos jours ?
Le statut a tenu le coup, malgré toutes les attaques depuis soixante-dix ans. Tout était déjà en place en 1946, en particulier l’idée que je trouve remarquable d’une entreprise dans laquelle les salariés sont décideurs à tous les niveaux. Pas seulement pour les activités sociales, mais dans la gestion même (avec les comités mixtes à la production, les CMP), les choix techniques, les décisions d’investissement… Les premiers CMP sont nés en Angleterre pendant la guerre. Il s’agissait d’associer les ouvriers à la gestion des usines d’armement pour doper la production.
Fernand Grenier, représentant du Parti communiste envoyé auprès de De Gaulle, visite ces usines d’armement. Lorsqu’il est nommé par De Gaulle commissaire de l’Air, il institue des CMP dans les usines d’armement à Alger, puis à la Libération à Toulouse. Je rappelle que dans le bouillonnement de la Libération de nombreux CMP, comités d’usines, comités de gestion ont été institués un peu partout en France. Ils ont peu à peu disparu, faute de volonté politique. Sauf à EDF-GDF : Marcel Paul a fait des CMP et des sous-CMP un des points forts du statut national. Les CMP n’existent plus, EDF et GDF sont rentrés dans le rang.
Dernière remarque. Concernant la différence entre nationalisation et étatisation. Beaucoup de gens ne font pas la différence. Elle est pourtant capitale. Je raconte que Marcel Paul aurait voulu une loi beaucoup moins étatique, avec par exemple l’élection du président et du directeur par le conseil d’administration. Mais De Gaulle a refusé cette option, au profit d’une nomination par le ministre qui « chapeaute », voire dicte ses choix à l’entreprise. L’étatisation a grandement facilité la privatisation.
Cette histoire reprend de l’actualité aujourd’hui. Les salariés de l’énergie se retrouvent dans une situation proche de celle des salariés de 1946. Ceux-ci travaillaient dans des sociétés privées. Ils ont lutté pour que ces sociétés deviennent des entreprises publiques. Il reste aux salariés de 2016 à faire le même chemin.
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