L’électricité décarbonée est appelée à jouer un rôle majeur pour atteindre les objectifs climatiques que s’est fixés la France d’ici à 2050. Dans son récent rapport « Futurs énergétiques 2050 », RTE (Réseau de transport d’électricité) explore différentes hypothèses de mix électrique, aux fortes conséquences économiques et sociales.
*SERGE VIDAL est syndicaliste CGT, ancien ingénieur-chercheur EDF.
RTE, le gestionnaire du réseau de transport d’électricité en France, a une mission légale de prospective relative aux moyens de production et de distribution électriques. Chaque année, RTE publie un bilan prévisionnel afin de vérifier que l’équilibre entre l’offre et la demande d’électricité sera assuré pour les années qui suivent. Il dispose pour ce faire des informations et des compétences. Sur ces bases, RTE a, à plusieurs reprises ces dernières années, alerté sur les tensions relatives au passage des hivers (risque de black-out long). Des craintes similaires existent aussi au niveau européen.
Cette fois, l’exercice demandé à RTE par le ministre de tutelle en 2019, et dont une version a été publiée le 25 octobre 2021, porte sur les trente à quarante prochaines années, ce qui est assez différent des exercices annuels et fait appel à de nombreuses hypothèses.
La sécurité d’approvisionnement électrique nécessite un équilibrage production/consommation quasi instantané, mais aussi une programmation de moyen et long terme afin d’être sûrs de disposer des installations de production suffisantes le moment venu. On voit en ce moment, sur le court terme, avec la forte augmentation des prix, que cette spécificité est particulièrement incompatible avec la libéralisation des marchés et peut entraîner toutes sortes de spéculations : la multiplication des opérateurs privés induit des captations financières à différents niveaux. De façon parallèle, la programmation sur le long terme est indispensable et demande une vision et des principes (sécurité d’approvisionnement, maîtrise des coûts, égalité de traitement, indépendance nationale…) que seule la puissance publique peut garantir.
L’ensemble des hypothèses technologiques, économiques, sociales, géopolitiques, environnementales…, leur mise en cohérence et les objectifs visés constituent des scénarios énergétiques qui permettent de fournir des prévisions en matière d’investissements. L’évolution du contexte et les décisions prises modifient ensuite les données du problème et ces scénarios, indispensables à la prise de décision, doivent être réajustés.
La crédibilité d’un scénario dépend de la transparence de toutes les étapes du calcul. D’autres organismes – des associations, des universités… –, produisent de tels scénarios, qui diffèrent surtout par leurs hypothèses et leurs objectifs, parfois par leur méthodologie et leur transparence. Hors du monde universitaire, les moteurs de cohérence de ces études sont rarement en accès public.
Le gouvernement retient un scénario de référence pour établir la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), votée tous les cinq ans au Parlement. Ce scénario prospectif est aujourd’hui dit d’AMS (« avec mesures supplémentaires »).
DES HYPOTHÈSES CONTRAIGNANTES
RTE a donc publié en octobre 2021 une mise à jour de ses scénarios et en a évalué leur coût de revient. Le cadrage considéré par RTE est celui de la stratégie nationale bas carbone (SNBC, réévaluée tous les cinq ans=, qui s’inscrit dans le cadre de la loi relative à la transition écologique pour la croissance verte (TECV) de 2015. Loi qui a, entre autres, pour objectif une diminution de 50 % de la consommation énergétique française finale entre 2012 et 2050 (avec – 30 % en 2030) et de réduire à 50 % la part de l’électronucléaire d’ici à 2035 et la limiter globalement à 63,2 GW en puissance. La loi prévoit aussi d’atteindre la neutralité carbone en 2050, d’assurer la sécurité d’approvisionnement et la cohésion sociale, la maîtrise des dépenses des consommateurs et le droit d’accès à l’énergie sans coût excessif, bref une gageure.
Pour prendre moins de risques de non-atteinte de tous ces objectifs, il faudrait desserrer certaines contraintes de cette loi. Déjà, à la suite d’une précédente étude de RTE, l’objectif initial de 50 % de nucléaire dans notre mix électrique a été reculé par le Parlement de 2025 à 2035. La présente étude montre que la date de 2035 n’est pas non plus tenable.
La première observation de RTE, dans le cadre défini, est que l’objectif de neutralité carbone implique une transformation profonde de l’économie et des modes de vie, et une forte augmentation de la part de l’électricité décarbonée dans la consommation énergétique totale. Les énergies fossiles, dont il faut sortir, représentent actuellement environ 60 % de la consommation actuelle, et elles sont importées.
Côté consommation, la SNBC table sur de l’efficacité énergétique (assurer le même service avec moins d’énergie), des transferts d’usages (changer d’énergie pour un même service) et de la sobriété énergétique (se passer de certains biens et services).
L’étude RTE met en évidence le fait que les scénarios avec maintien de nucléaire sont complémentaires du développement des énergies renouvelables et que les scénarios de substitution ne permettent pas l’accélération de la baisse des gaz à effet de serre demandée par le pacte vert européen. Pour cela, il faudra, a minima, étaler la trajectoire de fermeture des réacteurs nucléaires actuels.
RTE montre aussi qu’une « sortie rapide du nucléaire » (comme le préconise notamment le scénario Négawatt) « conduit soit à accepter des pénuries, soit à renoncer au respect de la trajectoire climatique de la France ». RTE montre également qu’ « un moratoire sur les énergies renouvelables conduirait à placer la France dans une position critique par rapport à ses ambitions de réindustrialisation et à ses trajectoires climatiques ».
L’étude RTE démontre que les besoins de flexibilité (non-fourniture à certains moments, recours à des batteries) et les limitations d’usages augmentent fortement avec la part des énergies renouvelables intermittentes (solaire et éolien).
Même si RTE a essayé de prendre des hypothèses similaires en termes de coût et de faisabilité des différents scénarios, le pari sur les capacités de stockage massif de l’électricité est très important pour les scénarios M.
La SNBC actuelle ne considère pas le captage/séquestration du CO2 comme suffisamment mature et mise sur une multiplication par 2,5 de l’usage énergétique de la biomasse.
La sobriété est le terme de bouclage pour les scénarios de réduction drastique des productions énergétiques pilotables. Cette notion recouvre la propension des individus à partager certains espaces et équipements, mais aussi d’autres modifications radicales de nos modes de vie ; entre autres, moins de déplacements, une moindre consommation des biens manufacturés, une baisse de 1 °C de la température des consignes de chauffage (actuellement 19 °C recommandés) ou de l’utilisation de l’eau chaude, de la frugalité numérique, la moitié du temps de travail en télétravail, etc.
Ces hypothèses peuvent heurter les aspirations du plus grand nombre et ne pas permettre la réduction des inégalités sociales ou de genre. Comme elles sont nécessaires à l’atteinte, sous contraintes, des objectifs énergétiques, elles risquent d’impliquer de la contrainte politique et sociale.
Il s’agit là de questions politiques de première importance qui ne doivent pas rester enfouies dans le fatras d’hypothèses structurantes de l’avenir énergétique du pays.
Compte tenu du cadrage politique initial, RTE n’a pas étudié de scénario avec le maintien de la part du nucléaire dans la production électrique, actuellement de l’ordre des 70 %. (Un tel scénario sortirait du cadre, mais c’est aussi le cas des scénarios 100 % énergies renouvelables étudiés.) Avec une demande électrique en augmentation, le maintien de ce pourcentage impliquerait une augmentation en valeur absolue.
Compte tenu des délais de construction de nouveaux réacteurs, de la durée d’exploitation estimée des réacteurs actuels (autour de soixante ans) et du manque d’anticipation passée, cette option nécessiterait un effort industriel énorme et de la coopération internationale. La dégradation du tissu industriel national, les politiques de contractualisation et de sous-traitance, le manque de formation et le Wall Street management ont affaibli durablement les capacités du pays pour cela. Sans très forte volonté politique, cela ne pourra pas se réaliser.
La demande électrique retenue pour 2050 est de 645 TWh, soit 35% de plus qu’aujourd’hui. Une variante avec réindustrialisation du pays a été étudiée qui fixe la demande à 752 TWh, sans toutefois tabler sur un retour au niveau industriel des années 1990. L’Académie des technologies a, quant à elle, avancé le chiffre de 840 TWh, ce qui correspond à peu près à l’estimation d’EDF, qui considère l’estimation de RTE comme une trajectoire a minima.
Au-delà de cette bataille de chiffres se pose la question des marges de sécurité en matière de continuité d’approvisionnement. Une sous-capacité en moyens de production serait plus contraignant qu’une surcapacité. Il faut des marges de sécurité lorsqu’il s’agit de satisfaction des besoins, d’autant plus si on veut avoir une politique de réduction des inégalités sociales et de résorption de la pauvreté.
RTE évalue les coûts complets de ses différents scénarios et fait apparaître que le scénario avec mise en service de quatorze EPR d’ici à 2050 ferait économiser en investissements supplémentaires environ 200 milliards d’euros sur quarante ans par rapport à un arrêt total du nucléaire en 2060 et que le coût des énergies renouvelables est moindre dans le cas où elles sont associées au nucléaire.
Toutefois, le risque d’insuffisance chronique dans la fourniture électrique de la France, et donc son renchérissement, ainsi que celui de non-atteinte de la neutralité carbone en 2050, apparaissent comme des éléments plus déterminants que les écarts calculés de coûts.
La documentation fournie par RTE aborde de nombreux points liés aux contraintes de réalisation de ses scénarios, notamment leur impact en matière et d’occupation de l’espace. RTE souligne aussi les nombreux champs de recherche qui doivent être renforcés pour faire face aux enjeux.
RTE conclut à juste titre sur l’urgence (2022-2023) qu’il y a à prendre des décisions qui sont d’une ampleur similaire à celles prises dans les années 1970, au moment du lancement du programme nucléaire.
Les délais de construction sont longs, et déjà pour le nucléaire du retard a été pris. La période actuelle, où les taux d’intérêt sont bas, est propice au lancement d’investissements nucléaires ou renouvelables nécessitant beaucoup de capitaux au début. Le coût de l’indécision se payera cher à terme. La cohésion sociale, le progrès social et la réduction des gaz à effet de serre sont en jeu.
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